Les « freeway revolts », des luttes populaires ?
Les mouvements d’opposition aux grands aménagements urbains des années 1960 et 1970 ont pâti d’une image bourgeoise et égoïste. Mais c’est souvent une erreur, et leur apport à la cause écologique est fondamental.
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À partir des années 1920 et jusqu’aux années 1960, les paysages urbains tels que nous les connaissons commencent à sortir de terre. Les pavés s’enrobent d’asphalte ; les panneaux de signalisation, les feux de circulation et les poteaux protégeant les trottoirs du stationnement sont implantés dans les rues, qui doivent faire face au développement sans précédent de la voiture. L’augmentation du nombre de véhicules automobiles s’accélère avec les politiques de relance économique de l’après-Seconde Guerre mondiale, et les pouvoirs publics sont convaincus que leurs villes sont condamnées à la congestion. Une solution, correspondant à son époque, est rapidement envisagée : à la surenchère de véhicules il faut répondre par une surenchère de voies de circulation. Tunnels, échangeurs, voies suspendues, autoroutes traversant les villes : les chantiers envisagés sont des réinterprétations totales des paysages urbains, à l’aune de ce qui est alors considéré comme une nécessité de la circulation automobile, bien plus que comme une façon de la promouvoir.
Projetés dans les années 1940, ces aménagements sont construits quelques décennies plus tard, dans un climat politique très différent de celui de la reconstruction. À partir des années 1960, une contestation environnementaliste se développe, et plusieurs projets d’aménagements autoroutiers intra-urbains se trouvent remis en question, voire rejetés. Outre-Atlantique, ces phénomènes sont rapidement désignés sous le nom de freeway revolts, les révoltes anti-voies rapides. À San Francisco, Los Angeles, Toronto, Montréal, Vancouver, Paris, Londres ou Amsterdam, un grand nombre de projets autoroutiers sont contestés entre les années 1950 et 1970. Les villes de taille plus modeste ne sont pas en reste. À Toulouse, au début des années 1970, un groupe militant s’oppose ainsi à l’établissement de voies rapides dans le centre historique de la ville et parvient à réunir plusieurs milliers de sympathisants dans le cadre de grandes fêtes. Brandissant des arguments allant de la défense du cadre de vie et du patrimoine jusqu’à des revendications environnementales plus générales, le Comité de défense des berges de la Garonne finit par l’emporter au bout de vingt ans de mobilisation.
Si certaines de ces luttes sont victorieuses quand d’autres restent sans lendemain, toutes marquent les histoires locales, et les années 1970 voient la fin d’une certaine vision de l’aménagement des centres-villes. Gravitant la plupart du temps autour d’un noyau de militants de la classe moyenne possédant le capital culturel nécessaire pour se faire entendre des administrations, ces mouvements sont régulièrement accusés de défendre les seuls intérêts locaux de populations aisées et éduquées. Pourtant, plus qu’une simple opposition bourgeoise égoïste à des projets précis, ces groupes ont aussi compté des militants écologistes aux revendications plus larges que celles de la rue ou du quartier. Quant à l’origine sociale des membres, il est vrai que, lorsque des quartiers plus populaires se sont trouvés frappés par des projets semblables, les batailles ont été moins intenses et les victoires plus rares.
Est-ce à dire que les habitant·es des quartiers populaires auraient eu moins d’intérêt pour les nuisances provoquées par les aménagements autoroutiers ? Rien n’est moins sûr. Il faudrait plutôt en conclure que la réussite des luttes contre les voies rapides a été fonction, comme souvent, de la classe sociale et du pouvoir de celles et ceux qui les ont portées. Penser que les luttes environnementales urbaines des années 1960 et 1970 n’ont été menées que par souci conservateur et localiste est une erreur, facilement démentie par la recherche en histoire. L’atténuation du tout-à-l’automobile dans le centre des villes doit certes beaucoup au contexte économique des années 1970. Il doit cependant tout autant à ces luttes, issues des habitant·es et portées par bien plus que quelques populations de classe moyenne urbaines autocentrées.
Par Tristan Loubes Doctorant chercheur, universités de Montréal et Gustave-Eiffel. Le travail de Tristan Loubes porte sur les nuisances provoquées par les automobiles dans les milieux urbains entre 1920 et 1980, en particulier dans les villes de Toronto, Marseille, Toulouse et Montréal.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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