« Les vieux, ça n’intéresse pas grand monde »
Laurent Garcia a tenu le rôle de lanceur d’alerte dans le scandale Orpea. Ce cadre infirmier avance plusieurs pistes pour mettre fin à la maltraitance des personnes âgées dépendantes.
dans l’hebdo N° 1691 Acheter ce numéro
S’il se réjouit de voir son ancien employeur enfin mis en cause, Laurent Garcia estime que c’est l’ensemble de la prise en charge française qui est aujourd’hui maltraitante. Il appelle à un renforcement des contrôles par les pouvoirs publics, réclame la mise en place d’une autorité administrative indépendante et annonce la création d’un observatoire des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
L’affaire Orpea est-elle seulement celle d’un groupe privé et de ses dérives, ou celle de tout un système ?
Laurent Garcia : C’est avant tout celle d’un groupe et de ses dérives, qui sont incroyables. Mais c’est aussi celle d’un système dans lequel plus personne n’a confiance. Je reçois en ce moment de nombreux appels de personnes qui me disent qu’un de leurs parents devait intégrer ce type de structures, mais qu’elles renoncent finalement à cette démarche. Je pense que nous sommes en train d’assister à un changement très rapide, un véritable rejet. La privatisation des Ehpad est un vaste scandale politique. Tout le monde sait ce qui se passe dans ce type d’établissements, et pas seulement ceux qui appartiennent à Orpea. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, lorsque le cours de Bourse de l’entreprise a dévissé, celui de son concurrent, Korian, a suivi la même tendance.
Vous êtes à l’origine du livre de Victor Castanet sur la révélation du système Orpea. Qu’est-ce qui vous a poussé à tenter d’alerter sur ce que vous étiez en train de vivre ?
J’ai 53 ans et je travaille dans ce secteur depuis longtemps. La maltraitance est partout. Mais, en tant que petit cadre infirmier, on ne peut rien faire, à part démissionner en espérant que ce soit mieux ailleurs. Et puis, un jour, on arrive chez Orpea, où le salaire est plus que décent, dans un Ehpad grand luxe avec piscine intérieure. Et on espère que les moyens seront à la hauteur. Le déclic arrive quand je m’aperçois que je perds un kilo par mois, que je pleure tous les soirs, qu’il m’est impossible de me regarder dans une glace et que je dispose d’encore moins de personnel que dans mes précédents postes. Je me demande alors pourquoi ne sont employés que des intérimaires aux contrats très courts. J’ai voulu partir de l’Ehpad Bords de Seine en négociant une rupture conventionnelle et j’ai été licencié sous le prétexte fallacieux de harcèlement [le conseil de prud’hommes et la cour d’appel ont sur ce point donné raison à Laurent Garcia – NDLR].
Quand on ne dispose que d’une soignante pour onze résidents, on ne peut être que maltraitant.
Vous décrivez là de mauvaises conditions de travail. Mais rien qui ne fasse système…
Le système est perceptible, mais en filigrane. Il se manifeste à la faveur de petits éléments. Comme des commandes qui n’arrivent pas ou qui sont minorées de manière systématique entre mes demandes et leur validation par la direction. Mes doutes apparaissent ainsi. C’est à ce moment-là que je rencontre Victor Castanet, un journaliste qui s’intéresse, chose assez rare, aux personnes âgées. De nos discussions naît la certitude qu’il est nécessaire d’enquêter sur l’utilisation des fonds publics par ce groupe. J’avais aussi promis aux familles des résidents de l’établissement Orpea dont je venais de me faire licencier que je tenterais quelque chose pour les aider. Mais je ne savais pas précisément quoi. Il m’a fallu deux mois pour me remettre de cette expérience traumatisante et tenter d’alerter.
D’autres livres sur la situation des personnes âgées vivant en institution sont déjà sortis ces dernières années, mais de manière plus confidentielle que Les Fossoyeurs. On se souvient en particulier du livre d’Élise Richard, Cessons de maltraiter nos vieux (2021), ou d’Ehpad, une honte française ( 2019), écrit par une aide-soignante. Pourquoi celui de Victor Castanet a-t-il un tel retentissement ?
Cela tient d’abord à la solidité de l’enquête, qui recense des faits irréfutables. Cela découle ensuite de l’attitude de Fayard, qui a courageusement décidé d’éditer le livre, mais aussi d’en assurer la promotion. On peut également souligner la publication des bonnes feuilles dans Le Monde, qui a attiré l’attention de la sphère médiatique française. Enfin, nous sommes en période électorale. Or cette affaire est un scandale d’État. Car tout le monde savait.
Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, et Brigitte Bourguignon, ministre déléguée à l’Autonomie, ont annoncé le lancement d’une enquête et déclaré que des sanctions seront prises en cas de manquements avérés. Cette réaction est-elle à la hauteur de la situation ?
La confiance que j’accorde à la parole de ces politiques est minime. Si on ne parvient pas à entretenir une actualité sur ce livre, il ne se passera rien. C’est la raison pour laquelle de nouvelles actions seront annoncées dans les jours et les semaines qui viennent. Y compris au pénal.
Les fédérations d’employeurs et les réseaux d’établissements privés du secteur ne nient pas les accusations formulées dans l’enquête de Victor -Castanet, mais ils vous reprochent de vous livrer à de l’Ehpad « bashing ». Que leur répondez-vous ?
Ce n’est pas se livrer à du bashing que de dire que, dans tous les Ehpad, on est maltraitant. C’est une question de moyens. C’est une réalité qui est connue depuis plus de vingt ans et dont personne ne s’est réellement préoccupé. Alors oui, je sais… Les vieux, ce n’est pas un sujet sexy. Ça n’intéresse pas grand monde. Quand on ne dispose en moyenne que d’une soignante pour onze résidents, on ne peut être que maltraitant. C’est une évidence.
Dans ce scandale, la question des conditions de travail a été reléguée…
Là encore, cette situation est largement documentée. Lorsque l’on réclame davantage de bras pour prendre soin des résidents, on nous oppose un problème de formation. Cela me met particulièrement en colère. Nous n’avons pas besoin de former des soignantes [en Ehpad, comme à domicile, ces emplois sont presque exclusivement occupés par des femmes – NDLR]. Nous avons seulement besoin de… davantage de personnel. Je reçois des CV tous les jours ! Et je pourrais embaucher le double de soignantes par rapport au nombre dont je dispose aujourd’hui dans mon établissement. Certes, il existe des formations « bien-traitance ». C’est bien, ça rassure. Mais une aide-soignante qui a 13 toilettes à effectuer chaque matin, à quoi peut bien lui servir cette formation ? Dans tous les Ehpad, le matin, on assiste à une véritable course.
Ces métiers sont également sous-payés…
Le problème ne se pose pas en ces termes. Certains établissements rémunèrent plutôt bien leurs salariés. Mais ils se trouvent alors en manque de personnel. Or, même dans le privé, ce sont les agences régionales de santé (ARS) qui décident d’allouer un certain budget. Il m’est arrivé d’entendre le représentant de l’ARS dire que des salariées étaient trop bien payées. Et qu’il était nécessaire de baisser leur salaire pour en embaucher d’autres. C’est instructif quant au rôle réel des autorités de contrôle sur le secteur. Mais, le plus fou, c’est que je n’ai jamais entendu une aide–soignante ou une infirmière me réclamer une hausse de salaire. Tous les jours, en revanche, elles viennent dans mon bureau pour me dire qu’elles n’en peuvent plus, qu’elles ne sont pas assez nombreuses, qu’elles ont mal au dos, aux reins, aux jambes…
De nombreux rapports, et en particulier ceux respectivement rédigés en 2019 par Myriam El Khomri et Dominique Libault, pointaient les difficultés des professionnels du grand âge, du financement du secteur, et proposaient des pistes concrètes pour améliorer les choses. Ces travaux n’ont donc servi à rien ?
Je n’en peux plus des consultations, des conférences dans lesquelles chacun s’engage à améliorer la situation des personnels et des patients alors même que rien ne change. Je suis une figure relativement connue dans mon milieu. J’ai apporté ma participation à la plupart des rapports qui ont été rédigés ces dernières années. Je le regrette aujourd’hui. Sur le coup, c’est mon ego qui parlait. On me contactait afin que je donne mon avis. J’étais fier, content de pouvoir dire ce qui n’allait pas. Tout cela n’aura strictement servi à rien.
Quelles initiatives seraient de nature à améliorer structurellement la situation ?
Il ne faut pas que les politiques s’en mêlent. J’ai entendu que certains parlementaires veulent visiter régulièrement ces lieux de vie. C’est une mauvaise idée, car beaucoup d’entre eux ne connaissent pas réellement les problématiques du secteur. Nous avons en revanche besoin de la création immédiate d’une autorité administrative indépendante. Elle devrait être en mesure de se présenter dans n’importe quel établissement sans prévenir, de passer quinze jours dans une structure pour bien évaluer son fonctionnement. Ses équipes devraient être composées de soignants, bien sûr, mais aussi de personnels administratifs, de cadres, de fiscalistes. Cette matière servirait ensuite à la rédaction de rapports. Ses conclusions devraient être contraignantes. Cette entité devrait aussi avoir pour mission d’élargir le champ actuel des contrôles, pour l’instant limités au soin. Il conviendrait de vérifier les conditions de vie en contrôlant, par exemple, le taux d’activité ou le nombre d’intervenants. Et pas seulement la température du frigo, comme c’est actuellement le cas.
Quelle personnalité serait à vos yeux la plus qualifiée pour piloter cette entité ?
Là encore, pas un politique. Pourquoi pas un journaliste, à l’instar de Dominique Simonnot. Cette ancienne du Canard enchaîné est depuis un an et demi contrôleuse générale des lieux de privation de liberté. Je pense évidemment à Florence Aubenas.
Vous avez justement lancé, le 30 janvier, avec elle et Victor Castanet, un Observatoire du grand âge. Comment fonctionnera-t-il et quel sera son rôle ?
C’est une idée que je porte depuis six ans. Mais c’est ma rencontre avec Florence Aubenas pendant le premier confinement qui m’a décidé à agir. Il s’agira d’abord de dresser un bilan annuel de la situation. De pointer les réussites, les échecs mais aussi les abus. Nous avons déjà des correspondants dans toute la France. Nous en comptons une dizaine par région. On trouve même, parmi eux, des résidents. Et il s’agira enfin de mener des actions de lobbying auprès des pouvoirs publics. Son fonctionnement est clairement calqué sur celui de l’Observatoire international des prisons.