Taxonomie verte : le mauvais coup de Bruxelles au climat laissera des traces
Sous la pression de la France et de l’Allemagne, le nucléaire et le gaz naturel pourront être estampillés investissements « verts » au titre de leur contribution à la lutte climatique. Mais la bataille n’est pas terminée.
Ça ressemblait à une mauvaise farce promise à faire pschitt. Mais après des mois de report, tant le sujet a suscité de tractations au sein des États-membres, l’improbable a bel et bien pris corps : la Commission européenne, par un acte délégué publié le 2 février (l’équivalent d’un décret européen), a intégré le nucléaire et le gaz naturel au côté des énergies renouvelables au sein de la « taxonomie » qui classifie les énergies présentant un intérêt environnemental, en particulier pour lutter contre le dérèglement climatique.
L’objectif de cette catégorisation est d’orienter les investisseurs en quête de placements durables, et prioritairement vers les projets qui contribueront le plus efficacement à la neutralité carbone, que l’Union européenne veut atteindre d’ici à 2050. Bruxelles justifie sa décision par le pragmatisme : il faut attirer des fonds privés pour trouver les 350 milliards d’euros par an nécessaires à ce défi, et il ne faut se priver d’aucune technologie pour y parvenir. Le nucléaire, parce qu’il émet peu de CO2, et le gaz naturel, parce qu’il en émet beaucoup moins que le charbon, accèdent ainsi au statut d’énergie « de transition ». On applaudit à Paris, qui veut sauver son industrie nucléaire vacillante, et à Berlin, qui veut se débarrasser rapidement de l’infréquentable charbon en comptant massivement sur le gaz.
Pour faire passer la pilule, Bruxelles défend que la dérogation est temporaire et encadrée. Une première mouture du texte, livrée au commentaire des États-membres le 31 décembre, détaillait les restrictions auxquelles seront soumises les opérations nucléaires et gazières pour gagner le droit d’estampiller en vert les investissements qu’elles capteraient. Les yeux de Sébastien Godinot, économiste au bureau des politiques européennes du WWF, s’écarquillent :
C’était déjà scandaleux, mais la version finale est encore pire !
Car les critères de verdissement des deux énergies controversées, déjà bien modérés, ont encore été affaiblis. En dépit du « drapeau rouge » levé par la Plateforme européenne sur la finance durable. Cet organe consultatif, créé par la Commission européenne, jugeait lui aussi la manœuvre en totale contradiction avec l’esprit et l’objectif de la taxonomie verte. En dépit des hauts cris des organisations écologistes, qui dénoncent un « greenwashing ». Et en dépit de la décision de l’Autriche, radicalement anti-nucléaire, rejointe depuis par le Luxembourg, de saisir la Cour de justice de l’UE.
Pour les installations nucléaires, le permis autorisant les travaux devra avoir été délivré avant 2040 dans le cas de la modernisation de centrales existantes, et avant 2045 s’il s’agit de la construction de nouveaux réacteurs (qui pourraient donc être en service jusqu’à la fin du siècle). Pour le gaz naturel, les centrales autorisées avant 2030 pourront obtenir le label vert pour leurs investissements, même si elles émettent jusqu’à 270 g de CO2 par kilowattheure (alors que le plafond standard est fixé à 100 g), à condition qu’elles remplacent des unités à charbon et que leur combustible devienne « vert » (biogaz renouvelable, hydrogène) à partir de 2036.
Les opposants dénoncent l’hypocrisie grossière d’habiller le gaz, énergie fossile, en atout pour le climat, et la mise sous le tapis des impasses environnementales du nucléaire – démantèlement des réacteurs, et surtout, gestion des déchets radioactifs. En effet, la bataille menée depuis le printemps dernier par les pro-nucléaire et les pro-gaz, et qui a retardé l’entrée en vigueur de la taxonomie verte, s’est accommodée à bon compte d’un dévoiement de son esprit. Si la lutte climatique est son objectif phare, ses critères ont une portée beaucoup plus large. Ainsi peuvent également recevoir l’estampille verte les investissements qui « utilisent durablement et protègent les ressources aquatiques et marines », « accompagnent la transition vers une économie circulaire », « préviennent et réduisent la pollution », « protègent et restaurent la biodiversité ». Et surtout, son attribution au titre de l’un des critères impose de « ne pas nuire » aux autres. Ce qui n’est à l’évidence pas le cas ni pour le nucléaire ni pour le gaz naturel.
Là encore, Bruxelles s’en tire par une pirouette grossière en alléguant que les entreprises devront rendre publiques toutes leurs activités nucléaires et gazières, afin que les investisseurs qui voudraient écarter celles qui sont impliquées dans ces énergies puissent se déterminer en connaissance de cause.
Car les entreprises devront publier chaque année à partir de 2023 (et partiellement en 2022) la fraction estampillée verte de leur chiffre d’affaires et de leurs investissements. Aurélie Baudhuin, directrice de la recherche « investissement socialement responsable » (ISR) chez Meeschaert, petite société indépendante de gestion de fonds privés, préfère souligner le gain de transparence que représente cette obligation pour les investisseurs. « C’est déjà extrêmement engageant, et pour la première fois nous disposerons de critères homogènes et comparables. Alors que l’on estime qu’en moyenne 5 % à peine du marché est aligné sur la taxonomie verte, une entreprise qui afficherait ne serait-ce que 10 % d’activités vertes va devenir extrêmement attractive pour les investissements. Et l’attente est très forte du côté des fonds de pension, des caisses de retraite, des mutuelles. » L’argument ne convainc pas Ivan Chaleil, membre du directoire de la société financière éthique Nef : « Une opération de communication de plus… Elle ne répondra pas à l’ambition de réduire significativement l’empreinte écologique de la finance, dont la manière d’opérer sur l’économie réelle ne changera pas substantiellement. »
Et même si le nucléaire et le gaz naturel n’ont pas gagné un blanc-seing total, Eugénie Bardin, responsable des affaires publiques à la coopérative de fourniture d’électricité verte Enercoop regrette :
Le délai de grâce qui leur est accordé va se traduire par la dérivation de milliards d’euros qui auraient pu être investis sur des actions véritablement favorables à la transition.
Quoi qu’il en soit, « le signal envoyé est d’ores et déjà désastreux, estime Sébastien Godinot. Après cinq années de débat, l’Union européenne, qui se prétend encore locomotive internationale dans la lutte climatique, se dote d’une taxonomie moins exigeante que ses équivalentes dans le monde ! » Les versions chinoises et russes sont plus contraignantes pour le gaz, énumère-t-il, le règlement sud-coréen exclut le nucléaire, la norme internationale ISO écarte les deux énergies, « tout comme les “green bonds”_, ces obligations vertes que l’on s’échange en bourse : le marché lui-même fait mieux que Bruxelles ! »_
Derrière le coup de force du 2 février apparaît la main de la France, qui exige explicitement depuis des mois que le nucléaire soit admis sous l’ombrelle de la taxonomie. L’habileté diplomatique de Paris a consisté à s’allier les pays d’Europe de l’Est, pro-gaz par souci de se débarrasser du charbon, en échange de leur appui au nucléaire – qui intéresse même directement la Pologne, en discussion avec la France pour la construction de réacteurs. Cependant, la négociation finale de la taxonomie s’est bouclée en face-à-face avec l’Allemagne. Le pacte de coalition scellé entre les trois partenaires de son nouveau gouvernement (sociaux-démocrates, libéraux et écologistes) acte une sortie du charbon en 2030 pour la production d’électricité, soit 8 ans plus tôt que fixé pendant le dernier mandat d’Angela Merkel. Pour y parvenir, les spécialistes estiment que le pays devra massivement avoir recours au gaz. « C’est Berlin qui a obtenu que les critères encadrant cette énergie aient été encore affaiblis dans la version finale de la taxonomie », souligne Sébastien Godinot. Les Verts allemands, divisés sur la question, se sont finalement ralliés. Dès lors, la réaffirmation par l’Allemagne du rejet du nucléaire n’était plus que de pure forme, cédant devant un incontournable donnant-donnant entre Berlin et Paris.
Cet épisode calamiteux laissera des traces, prédit l’économiste du WWF. « En douze années de pratiques, je n’ai jamais vu une décision communautaire polluée à ce point par l’irruption de la politique et par un tel mépris des institutions ! » Contrairement aux usages, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a pris les commandes des négociations, qu’elle a menées avec un groupe restreint de pays, par dessus la tête des commissaires. Et puis l’adoption finale d’un acte délégué suppose la signature du Conseil de l’Union européenne ainsi que celle du Parlement européen. Un parcours qui doit durer quatre mois. La première étape laisse peu d’espoir aux opposants, il y faudrait la majorité qualifiée, objectif guère atteignable (rejet de 15 des 27 États-membres, représentant 65 % de la population de l’UE). Ce pourrait en revanche être beaucoup plus serré au Parlement, sur lequel les associations écologistes sont bien résolues à organiser la pression, dans les semaines qui viennent, pour décrocher la majorité absolue de 353 votes « contre ». « L’opacité du processus a beaucoup irrité les euro-député·es, constate Sébastien Godinot, et pour un certain nombre, y compris à droite, cette opération de greenwashing ne passe pas. »
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