« The Parade », de Si Lewen : Sombre défilé

Le Musée d’art et d’histoire du judaïsme présente The Parade, de Si Lewen, qui figure avec une rare force expressive les horreurs de la guerre.

Jérôme Provençal  • 9 février 2022 abonnés
« The Parade », de Si Lewen : Sombre défilé
© Musée d’art et d’histoire du judaïsme

Un large public, espérons-le, sera amené à découvrir l’œuvre de Si Lewen – artiste états-unien d’origine polonaise, encore peu connu en Europe – grâce à l’exposition que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à Paris, consacre à The Parade (Le Défilé), sa création picturale la plus emblématique, réalisée à la suite du choc de la découverte des camps de concentration nazis.

Si Lewen, de son vrai nom Yeshaya Lewin, est né à Lublin, en Pologne, le 8 novembre 1918, soit trois jours avant l’armistice signant la fin de la Première Guerre mondiale. En 1919, sous la menace des pogroms, sa famille part en Allemagne, à Berlin. Ici aussi, le petit garçon fait l’expérience douloureuse de l’anti-sémitisme. Trouvant tôt un refuge dans l’art, il commence à peindre dès l’âge de 5 ans et s’aguerrit en autodidacte. Très engagée – dans sa vie comme dans son œuvre – contre toutes les formes d’injustice, la grande artiste allemande Käthe -Kollwitz (1867-1945) l’influence fortement durant cette période d’apprentissage.

Après l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir en 1933, l’adolescent et son frère aîné vont quitter l’Allemagne et vivre pendant quelque temps en France, sous la protection du poète André Spire, ami de leurs parents. Finalement, toute la famille parvient à s’exiler aux États-Unis en 1935 et s’installe à New York.

Victime en 1936 d’une violente agression antisémite à Central Park, à la suite de laquelle il tente de se suicider, Si Lewen – diminutif de Simon Lewen, le nom qu’il a adopté aux États-Unis – subira un autre traumatisme, encore plus terrible, quelques années plus tard. Enrôlé dans l’armée américaine en 1942, il participe au débarquement du 6 juin 1944 en Normandie et, en 1945, entre dans le camp de Buchenwald peu après sa libération.

Ce qu’il découvre alors (les corps décharnés, les cadavres, les fours crématoires…) le dévaste et le hantera jusqu’à la fin de sa vie. Revenu aux États-Unis, il reprend son cheminement artistique et présente sa première exposition en 1949, dans une galerie new-yorkaise.

C’est en 1950 qu’il va créer The Parade. Déployée en 63 dessins (format paysage) au noir et blanc charbonneux, dont les traits vigoureux et les reliefs profonds évoquent l’expressionnisme allemand (en particulier le mouvement Die Brücke), cette fresque picturale manifeste une remarquable puissance suggestive et suscite une émotion intense. Faisant d’abord écho à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah, elle excède son contexte historique immédiat – à l’instar du Guernica de Picasso – et prend plus largement la forme d’une allégorie sur la folie guerrière et la barbarie à laquelle elle peut conduire.

Visibles temporairement au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, les dessins de The Parade font aussi – pour la première fois en France – l’objet d’un livre. D’un format atypique, cet ouvrage peut se déployer à la manière d’un accordéon pour faire apparaître l’ensemble de la fresque. Au dos des dessins, on peut parcourir L’Odyssée d’un artiste, une monographie abondamment illustrée qui retrace tout le parcours de Si Lewen (mort en 2016) et met en perspective son corpus foisonnant, partagé entre dessins, collages et peintures – de taille souvent imposante.

S’étant éloigné de plus en plus du milieu de l’art, refusant à partir des années 1980 de faire commerce de ses œuvres, Si Lewen a maintenu une activité créatrice soutenue jusqu’en 2014 et exploré des univers esthétiques très variés.

Auteur du fameux Maus, superbe roman graphique consacré à l’Holocauste (actuellement au centre d’une polémique inepte aux États-Unis), Art Spiegelman – qui a découvert Si Lewen tardivement, il y a une dizaine d’années, et s’attache depuis avec passion à le faire connaître – signe le texte de L’Odyssée d’un artiste. Il écrit notamment ceci : « The Parade entonne un hymne funèbre déchirant sur les poussées de fièvre guerrière récurrentes de l’humanité. Il est d’une actualité hélas toujours aussi brûlante aujourd’hui. » a

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