Trente ans de contre-révolution intellectuelle par Jacques Rancière

Dans un recueil de textes incisifs, Jacques Rancière revient sur l’offensive néolibérale et réactionnaire que nous subissons depuis la fin des Trente Glorieuses.

Olivier Doubre  • 9 février 2022 abonnés
Trente ans de contre-révolution intellectuelle par Jacques Rancière
Des affiches de Mai 68, le 9 mars 2018, à Paris.
© GERARD JULIEN / AFP

Quand, en 1991, le bloc du « socialisme réel » s’effondre, Francis Fukuyama, politiste états-unien très influent dans les milieux néoconservateurs, décrète dans un livre « la fin de l’histoire », signifiant « le règne mondial de la démocratie libérale ». L’ouvrage traduisait alors « le sentiment plus largement partagé que l’ère des idéologies et des conflits meurtriers qu’elles entraînaient était passée ».

Jacques Rancière, éminent philosophe formé par Louis Althusser avant de rompre en 1974 dans La Leçon d’Althusser, décrit ainsi cette sorte de « consensus » dont, « trente ans après, il est aisé de constater la faillite de ses prophéties ». Mieux, à l’instar de ce qu’il expliquait déjà dans son livre de rupture avec son maître philosophe – où il observait le retournement, après 1968, des pensées de la subversion (marxiste, et alors althussérienne) au profit de l’ordre, mandarinal et doctrinal –, Rancière veut voir cette « machine consensuelle » comme une grille de lecture pour notre époque. Celle du « retournement du réalisme consensuel », reconverti « en consentement au no alternative de la révolution conservatrice », empruntant là sans vergogne « au thème marxiste de la nécessité historique ». Ces « trente inglorieuses » se caractérisent ainsi pour le philosophe par de multiples retournements (paradoxaux), où l’histoire, synonyme pour lui de conflit, est bien loin de son point final !

À travers ces 25 textes d’interventions, le philosophe s’appuie sur les grands événements qui ont jalonné la période, de la loi Pasqua-Méhaignerie de 1993 aux grandes grèves de 1995, des entreprises successives de « liquidation » de Mai 68 jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001, aux mouvements Nuit debout ou des gilets jaunes, en passant par la canicule de 2003 – pour retrouver certaines « pratiques habituelles de nos États de plus en plus autoritaires » lors du premier confinement et de la gestion de la pandémie de covid-19. Car ces « retournements » résument bien les processus à l’œuvre de cette époque « inglorieuse ». Entre les attaques contre les régimes de protection sociale et des retraites, intitulées « réformes », et l’instauration d’un « racisme d’en haut » dans de multiples lois et pratiques répressives qui, « sous couvert d’ôter à l’extrême droite son cheval de bataille, renforçaient continûment la figure de l’Autre inassimilable ». Et de souligner la création par les élites d’une « même figure négative, le “populisme”, expression supposée d’un bas peuple dépassé par la modernité », ou encore « l’amalgame qui finit par faire du militant anticapitaliste ou antiraciste et du tueur intégriste une seule même figure, désignée par nos ministres musclés d’un nom emprunté à l’arsenal intellectuel républicain : l’islamo-gauchiste ». Jacques Rancière explore donc trente ans d’événements, d’évolutions, et surtout le « lexique » de cette véritable « contre-révolution intellectuelle qui a soit rejeté, soit retourné en leur contraire toutes les valeurs progressistes traditionnelles ».

Les Trente Inglorieuses. Scènes politiques Jacques Rancière, La Fabrique, 240 pages, 15 euros.

Idées
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