Betty Davis : La foudre funk
Créatrice d’une musique dure et crue, Betty Davis est morte le 9 février, à 77 ans. Sa carrière fut aussi fulgurante que percutante.
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Betty Davis (née Mabry) porte en elle les paradoxes d’une grande artiste qui aurait pu passer à la postérité pour de mauvaises raisons. Pour les amateurs de jazz, elle est d’abord un visage, imprimé sur la couverture de l’album de Miles Davis de 1968, Filles de Kilimanjaro. Lorsque le disque paraît, Betty et le trompettiste sont mariés et Miles offre à sa jeune épouse – elle a vingt ans de moins que lui – un des plus beaux titres de l’album : « Miss Mabry ». Sa relation avec Miles influencera profondément la carrière du musicien, qui prendra rapidement une véritable impulsion électrique.
Betty est arrivée à New York de Pennsylvanie cinq ans plus tôt. Mannequin, étudiante à l’Institut des techniques de la mode, elle est aussi une passionnée de musique. Elle court les concerts – Miles Davis la repère dans le public alors qu’il est sur scène – et se lie d’amitié avec de grands noms des scènes rock et funk. Betty exposera Miles Davis aux nouvelles musiques de son temps. C’est aussi elle qui change sa garde-robe. Exit le costume-cravate. Bienvenue au cuir et aux foulards.
En France, on comprend l’ascendant de Betty Davis sur la carrière de Miles lorsque paraît en 1989 la première édition de son autobiographie. Le musicien y a quelques mots élogieux pour son ancienne compagne, reconnaissant son influence sur sa vie « musicale et personnelle ». « Elle m’a fait découvrir la musique de Jimi Hendrix ainsi que d’autres musiciens de rock noirs », explique-t-il, avant d’ajouter : « Elle était très forte elle aussi. Si elle chantait aujourd’hui, ce serait quelque chose comme Madonna ou comme Prince mais en femme. »
Parce que, aussi importante qu’elle ait été dans la carrière de Miles Davis – le titre de l’album Bitches Brew, c’est aussi elle –, Betty Davis était une artiste à part entière. Elle compose, écrit des textes et, en 1967, était parvenue à faire enregistrer l’un de ses titres, « Uptown », au groupe californien The Chambers Brothers. Sa relation avec Miles ne durera qu’un an. Miles Davis est violent et Betty ne veut plus endurer les coups en silence. « Quand j’étais mariée avec lui, je ne pouvais plus écrire, dira-t-elle en 2018, mais il m’a influencée dans le sens où il m’a amenée à arranger […]_. Je n’ai jamais dit à personne que Miles était violent, mais j’ai chanté avec tout mon cœur dans mes trois albums. J’y ai tout mis. »_
Après s’être séparée de Miles, Betty Davis se remet à écrire pour d’autres, et plusieurs labels la contactent pour signer un album solo. La jeune femme dit non à Motown, refusant de céder ses droits sur sa musique, et non à Eric Clapton, qu’elle ne juge pas assez audacieux. Puis elle quitte New York pour San Francisco, où elle enregistre son premier disque, accompagnée de la section rythmique de Sly and the Family Stone et des chœurs des Pointer Sisters. Le disque présente un funk dur, cru, électrique, agressif parfois, proprement nouveau.
Betty Davis a en elle un spectre musical aussi large que celui de Sly Stone, sans hiérarchie entre ses différentes influences, teinté de psychédélisme, mais elle ancre cette approche dans une colère et un jusqu’au-boutisme toujours palpables. Ses paroles sont provocantes, teintées de sexualité – « If I’m in Luck I Might Get Picked Up », « Anti-Love Song » –, et le traitement qu’elle propose de sa voix est inédit. « Je suis plus un projecteur qu’une chanteuse, analysera-t-elle. Ce qui m’intéresse, c’est le son. »
Succès mitigé, le premier disque de Betty Davis sera suivi par deux autres grâce auxquels la jeune femme prend de plus en plus le contrôle sur sa musique. Elle en devient la productrice en plus de son rôle de compositrice. Pour le label indépendant Just Sunshine, elle conçoit They Say I’m Different, dans lequel elle continue de clamer haut et fort sa liberté. Au fil de sa carrière fulgurante, Betty aura écrit des chansons sur la féminité, sur l’histoire de la musique (« F.U.N.K. »), et sur le racisme et les luttes sociales de son époque (« 70’s Blues »). Elle aura aussi continuellement détourné avec force les préjugés de genre, s’imaginant prédatrice, en contrôle total de son corps.
À la sortie de They Say I’m Different, le magazine Rolling Stone regrette « ses postures sexuelles inhabituelles » et certaines radios vont même jusqu’à interdire la diffusion de ses morceaux. La musicienne leur répond dans le disque suivant, le sublime Nasty Gal (entendre « Mauvaise Fille ») paru en 1975 : « Ils disent que je suis vulgaire, et qu’ils pourraient faire sans moi. Tout ce que je peux dire est “quel dommage”. Pourquoi m’en veulent-ils d’être ce que je suis ? » Betty choque mais, surtout, elle n’entre pas dans les catégories de diffusion de la musique. Si on avait parfois du mal à digérer les explorations rock et funk de Jimi Hendrix, les siennes seront jugées inacceptables parce que perpétrées par une jeune femme qui ne cesse de refuser la compromission.
Ce refus de céder aux injonctions la poussant à calmer ses ardeurs aura sur Betty Davis un impact radical : l’arrêt immédiat de sa carrière. Après Nasty Gal, elle part s’installer chez ses parents à Pittsburgh et disparaît, ne maintenant aucun contact, ni avec ses anciens partenaires musiciens ni avec l’industrie de la musique. Une carrière fulgurante, qui a posteriori marquera les générations futures. Dans les années 1990, ses albums sont samplés par certains rappeurs, Ice Cube en particulier. Dans les années 2000, ils sont réédités. Un documentaire lui est consacré en 2017 et de nombreux artistes revendiquent son influence. Il se murmure même que Prince aurait tenté, en vain, de la rencontrer.