Entre Publicis et Renault, le « tyran » est roi
Selon de nombreux témoignages, le directeur marketing de la marque au losange impose un climat de terreur au sein de l’agence de publicité, qui gère la communication du groupe français. À la suite d’une enquête interne, la direction s’est contentée de créer… une ligne d’écoute.
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Certes, il y a cette étrange fatigue ressentie la veille, comme si un nouveau cap avait été franchi, mais Chloé* ne s’inquiète pas plus que cela. Il faut sûrement encaisser. Une fois de plus. Ce matin-là, elle arrive à 8 heures pour mieux travailler seule, à l’agence du 133, avenue des Champs-Élysées, à Paris, dont la façade penchée vers le sol donne l’impression qu’elle peut s’effondrer à tout moment. Elle monte les étages. S’assied à son poste. Regarde sa liste de choses à faire. Mais, en un instant, son monde s’arrête. Un constat brutal s’impose à la jeune femme de 29 ans : « Mon cerveau a cramé. » À peine a-t-elle eu le temps de « participer » à une réunion – un grand mot, Chloé est restée silencieuse tout du long – qu’elle fond en larmes. Là, dans le couloir. « Je n’arrivais pas à m’arrêter. Je ne pouvais plus bouger », se souvient-elle.
À Publicis, où le client Renault est roi et la direction pieds et poings liés devant ce compte stratégique, le directeur marketing du constructeur, Arnaud Belloni, est « un tyran qui aime maintenir la terreur au quotidien ». Jusqu’au jour où l’on craque.
Arrivé chez Renault à l’automne 2020, Arnaud Belloni a été nommé par le nouveau directeur général, Luca de Meo. « Amis de longue date », selon Le Monde, les deux hommes se connaissent depuis leur passage chez Fiat, où ils occupaient déjà des postes importants quinze ans plus tôt. Ils se rejoignent chez le fleuron français encore empêtré, à l’époque, dans l’évasion spectaculaire de Carlos Ghosn et les mauvais résultats de l’entreprise. Depuis, Renault connaît une bonne reprise, portée par un plan d’économies drastique et des milliers de suppressions de postes. Bien que fragilisé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, où il est solidement ancré, le constructeur automobile affichait en février un large bénéfice et un chiffre d’affaires en hausse. Une belle récompense pour Arnaud Belloni, qui a piloté la « Renaulution », le nom officiel du plan de transformation de Renault, sur le volet publicité et marketing. Avec Publicis comme prestataire.
Un quotidien où les « colères et hurlements » sont légion.
Ces succès cachent une réalité moins reluisante. Après une enquête de plusieurs mois sur les pratiques managériales du directeur, vingt salariés de Publicis et de l’agence BETC, avec laquelle il travaillait lorsqu’il était directeur marketing de Citroën, de 2015 à 2020, racontent leur expérience. « Autoritaire », « tyrannique », « humiliant », « toxique » :à l’étage de Publicis en partie réservé à Renault, nombreux sont ceux qui se plaignent de -Belloni. Ils décrivent un quotidien où les « colères et hurlements » sont légion et les journées « interminables ». Un rythme effréné qui a poussé, selon nos informations, à de nombreux arrêts de travail à tous les échelons et au burn-out d’au moins cinq personnes dans les six mois qui ont suivi l’arrivée de celui que certains surnomment en interne le « petit Napoléon ». Contacté, Arnaud Belloni n’a pas répondu à nos sollicitations.
La direction de Publicis, représentée par Agathe Bousquet, est au courant de la situation. Elle a voulu mettre en place des dispositifs pour soulager les équipes, qui les jugent « inefficaces », tout en ménageant le plus possible son client. À ce jour, l’option choisie par l’agence est la même que celle jadis mise en place par BETC : seuls les hauts postes participent aux réunions avec Arnaud Belloni. Après avoir été exposés pendant plusieurs mois, les profils débutants sont, autant que possible, tenus à l’écart. Informée de cette enquête, la direction de Publicis n’a pas souhaité nous répondre.
Pour l’agence, difficile d’adopter une position frontale avec Renault, qui fait partie des comptes les plus importants. « Tout le monde connaît le pouvoir de nuisance d’Arnaud Belloni, mais personne ne voudra le contester. À la tête du marketing d’un client aussi central, il pèse trop lourd financièrement pour que les dirigeants de BETC lorsqu’il était chez Citroën, et aujourd’hui de Publicis pour Renault, ne le remettent en question. Tant pis si des gens subissent un burn-out ou démissionnent. Le lien de dépendance est trop fort. Ce phénomène existe ailleurs, mais Arnaud Belloni offre un cas d’école », explique une commerciale de BETC.
Seize heures par jour
L’une des premières choses qui ont surpris Lara*, quand Arnaud Belloni a pris ses fonctions, mi-octobre 2020, c’est de constater qu’elle travaillait l’équivalent de deux jours en un. Certes, dans le milieu de la publicité et de la création en général, la charge de travail peut être lourde. Mais elle est passagère. Là, c’est « un tunnel sans fin ». « Je travaillais douze à seize heures par jour. Je n’ai pas eu un seul jour de repos, de son arrivée jusqu’au Nouvel An inclus », raconte-t-elle.
La peur de perdre le budget était trop grande pour que l’agence réagisse.
Camille* confirme la lourdeur de la tâche. « On s’est mis à travailler comme des poulets sans tête dans cette atmosphère hyper pesante où tout le monde avait peur de se faire virer », décrit-elle. Consultés, des mails internes indiquent des échanges à minuit et d’autres le dimanche. D’après plusieurs témoins, un salarié serait même resté plus de vingt-quatre heures au bureau pour terminer une présentation liée au projet « Renaulution ».
Si les consignes s’accumulent, c’est aussi une manière de travailler bien particulière qui bouscule les équipes : tout doit passer par Arnaud Belloni. À tel point que le télétravail, pourtant obligatoire en ce mois de novembre 2020 plongé dans un deuxième confinement, est rendu impossible. Plusieurs salariés du compte Renault disent même devoir être présents dans les locaux. Et participer à des réunions où se trouve le directeur marketing, alors que sa présence est loin d’être nécessaire. « Il a une volonté de tout contrôler. Il peut très vite monter en pression pour des détails absolument inutiles et qui font perdre du temps à tout le monde », précise Pierre*. Clément* abonde : « En temps normal, avec mon poste, je n’étais pas destiné à rencontrer le directeur marketing du client. Mais avec Arnaud Belloni, si. Il peut répéter vingt fois que votre présentation n’est pas bonne. Et si vous avez l’audace de répondre, gare à vous. L’ambiance était donc à la soumission générale. » Si Claire* s’efforce de placer ce comportement dans la traditionnelle relation agence-client, elle précise : « À une création inadaptée, un client nuancé dira qu’elle est à retravailler. Arnaud Belloni répondra : “C’est de la merde, vous me refaites ça pour demain”. »
Plusieurs salariés pointent des « colères noires » ou des « réactions humiliantes » lors de réunions qui sont rapidement devenues des moments redoutés. « On avait tous la boule au ventre », décrit Camille. Certains, pour s’y préparer, s’imaginent qu’Arnaud Belloni « fait du théâtre ». « Ça nous enlevait un peu de stress », raconte Pierre. D’autres craignent que ce qu’ils ont préparé subisse « les foudres de Belloni ». « Ça dépendait de son humeur, explique Sophie*. Soit il est content, soit il hurle. Il aura toujours le dernier mot. »
Des enregistrements que nous nous sommes procurés laissent entendre une prise de parole où le directeur marketing pointe qu’il ne peut pas « faire le travail qui doit être fait avant la réunion ». « Je ne suis pas prof d’école, moi, ok ? […] Je refuse tout ça, c’est incompréhensible. Quand on est à mon niveau, on n’a pas peur d’avoir cette exigence-là. Honnêtement, je ne veux plus jamais revoir ça de ma vie », poursuit-il sèchement.
Ce comportement ne daterait pas d’hier. Des témoignages qui remontent à l’époque où Arnaud Belloni était à la tête du marketing de Citroën racontent des « humiliations » en réunion. Pourtant, officiellement, tout se déroule sans accroc en interne, comme le directeur l’affirme au média en ligne Automotive Marketing : « C’est très agréable car il y a un vrai respect des individualités, des personnalités et de la vie privée. […] Nous sommes au sein d’une organisation qui récompense l’efficacité et les succès. C’est, à mes yeux, le meilleur compromis dans la personnalité, l’organisation, la vitesse, la créativité et la capacité de faire. » Anne* ne partage pas cet enthousiasme. « Au moindre faux pas, il hurle. Si on donnait notre point de vue et qu’il ne le partageait pas, il montait dans les tours. Sans hésiter à menacer de rapporter le comportent d’untel à la direction », décrit-elle. À une réunion, devant au moins dix témoins, il aurait brisé son ordinateur de rage devant une vidéo qui fonctionnait mal. Selon nos informations, au moins un enregistrement où l’on entendrait les colères du directeur a été transmis à la direction de BETC. Contactée, sa présidente, Bertille Toledano, n’a pas souhaité commenter.
Dès 2015, quand la publicité de Citroën était gérée par l’agence Les Gaulois, certains critiquaient un comportement « méchant ». À l’instar de Christophe Lafarge, charismatique président de l’agence, parti rapidement après l’arrivée de Belloni. Il décrit un homme « colérique et néfaste car il se prend pour un despote. C’est un petit chef qui trépigne et qui veut obtenir ce qu’il veut par la terreur. Dans son équipe, les gens tombaient comme des mouches ». Délégué du personnel CGT de l’agence, Michel Drieux confirme un « nombre important d’arrêts de travail » chez Citroën, et une « pression constante » chez Les Gaulois. « Des gens de chez nous ont été dans des situations mentales très difficiles. Certains sont allés vers d’autres filiales, d’autres se sont isolés. »
« Serrer les dents »
Le syndicaliste s’était illustré en interpellant Arnaud Belloni devant le public de l’auditorium de l’agence. Face au directeur marketing, qui annonçait qu’il fallait travailler plus, il avait pris la parole pour affirmer que « des gens en souffrance » venaient le voir et que les équipes n’étaient pas « des robots » et qu’il y avait « de l’humain à gérer ». « La peur de perdre le budget était trop grande pour que la direction lui dise en face ce qui n’allait pas », conclut-il aujourd’hui.
Six ans plus tard, à Publicis, cette dépendance au client pèse toujours. Quelques semaines seulement après l’arrivée d’Arnaud Belloni, les équipes se plaignent auprès de la direction du « rythme de travail surréaliste », selon les mots de Chloé. Alertée, Agathe Bousquet aurait répondu qu’il fallait « serrer les dents » et que cette situation allait passer. Selon nos informations, la présidente de Publicis aurait reconnu dans un cercle plus restreint qu’il existait des « excès » du côté d’Arnaud Belloni.
Les messages affluent sur « Balance ton agency ».
Le sujet enfle et occupe l’ordre du jour de nombreuses réunions entre la direction et les représentants du personnel. En décembre 2020, alors que les arrêts de travail occupent l’esprit de nombreux salariés, la direction décide de lancer une enquête interne spécialement dédiée au compte Renault via l’expertise d’un cabinet d’audit, Qualisocial. Chaque salarié reçoit un questionnaire et peut bénéficier, s’il le souhaite, d’un entretien individuel et anonyme. Quelques semaines plus tard, les résultats sont annoncés par la direction de l’agence, mais ils manquent de détails. Certains critiquent le décalage entre ce qu’ils ont subi et le manque de décisions concrètes. Au cours de la présentation, Agathe Bousquet indique la création d’une « cellule d’écoute », pilotée par Qualisocial. Chaque salarié peut joindre ce numéro en cas de problème. Une mesure que certains jugent artificielle – quelques semaines plus tard, -plusieurs finissent même par l’oublier. « Mettre en place une ligne spéciale Belloni 24 heures sur 24… Comment pouvaient-ils penser que cette mesure allait fonctionner ? » s’interroge Camille. La déception grandit, aussi parce que la cadence ne faiblit pas. Et devient même impossible à tenir : un matin, Camille constate qu’elle a quatre réunions à la même heure. « J’ai commencé à craquer à ce moment-là, raconte-t-elle. En retour, on m’a proposé une formation pour mieux m’organiser. C’était la goutte de trop. » Elle découvre quelques semaines plus tard la centaine de témoignages anonymes publiés sur le compte Instagram Balance ton agency.
Chloé se souvient précisément de ce moment. « C’était vers 15 heures. Tout le monde s’est dit : Enfin ! Ça va bouger. » Les messages affluent pendant deux semaines sur ce compte suivi par plus de 250 000 personnes. Chez BETC, alors que l’ancien directeur marketing est parti depuis bientôt deux ans, l’enthousiasme est partagé. Des salariés de l’agence et de Citroën échangent entre eux et n’ont qu’une hâte : que la parole continue de se libérer pour que les choses changent. « C’était cathartique : on s’envoyait chaque nouvelle publication », explique l’une des destinataires présentes dans la boucle.
Mais, à Publicis, le chambardement ne se produit pas. Du côté de la direction, on reprend l’idée du simple cordon sanitaire que BETC avait établi avec Citroën : le top management fait l’intermédiaire entre Arnaud Belloni et le reste des équipes. Elle débauche aussi un ancien de BETC, Hugues Reboul, qui connaît la personnalité de son ancien collègue et qui joue le rôle de tampon. Pendant un temps, le directeur marketing ne vient plus à l’agence. Et puis le soufflé retombe. Selon nos informations, le mois de mars 2021 constitue une déflagration : au moins trois personnes s’arrêtent, dont deux qui ne sont jamais revenues. De nouvelles recrues arrivent pour pallier le manque.
Pour les représentants du personnel, c’est le signe qu’il ne faut pas s’en tenir aux résultats de l’enquête interne. Des petits groupes sont créés. Ceux qui répondent à l’appel soulignent une « panique constante ». Ils sont peu nombreux à vouloir solliciter ces instances. Balance ton agency apparaît alors comme un défouloir libre et anonyme, tandis que le rôle des délégués du personnel reste méconnu de la plupart des salariés. « Tant que l’on n’est pas officiellement saisi, c’est compliqué de faire monter des sujets aussi graves », tente de justifier un représentant du milieu de la publicité. Un constat qui renforce, involontairement, ce triste adage : « le client est roi ». À moins que la responsabilité de ces situations ne soit imputable à celles et ceux qui le placent sur le trône ?
Lucile*, qui a côtoyé Arnaud Belloni chez Citroën, interroge : « Les constructeurs automobiles l’embauchent précisément pour son attitude : obtenir un rendu impeccable par la terreur. Pourquoi changerait-il de lui-même ? »
- Les prénoms ont été modifiés.
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