Gaëlle Jones : Un cinéma charnel
Gaëlle Jones, productrice de Soy Libre, œuvre pour que des formes différentes aient leur place dans l’espace cinématographique.
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La productrice Gaëlle Jones, de Perspective films, est présente dans l’actualité à plus d’un titre. L’excellent Soy Libre, de Laure Portier, sort sur les écrans cette semaine (voir notre critique), Les Affluents, de Jessé Miceli, y continue sa carrière, Il n’y aura plus de nuit, d’Éléonore Weber (lire Politis no 1658, du 15 juin 2021), récemment couronné d’un prix du Syndicat de la critique, bénéficie d’une ressortie, tandis que le premier film de Noah Teichner, Navigators, est présenté au Festival du réel, à Paris (1). Une bonne occasion de rencontrer une productrice qui exerce son métier avec la foi que le cinéma peut changer le monde.
Comment avez-vous rencontré la réalisatrice de Soy Libre, Laure Portier ?
Gaëlle Jones : Laure avait besoin de conseils en production. Je l’ai donc rencontrée simplement pour l’aider. Son projet m’a paru passionnant, je l’ai lu par plaisir. Ensuite, un épisode romanesque a eu lieu : elle s’est fait tirer les tarots par une femme qui se trouve être une cinéaste croate que je connais, qui a cité mon nom en séance. Laure m’a appelée : il lui semblait évident que nous devions travailler ensemble.
Qu’est-ce qui vous a plu dans son projet ?
D’une part – il s’agit là d’un critère plus général et essentiel à mes yeux –, c’est la sincérité que j’ai ressentie chez Laure et dans son projet. Cette sincérité, cette nécessité, me bouleverse toujours.
De manière plus personnelle, Soy Libre me renvoie là d’où je viens, c’est-à-dire à ma jeunesse dans une cité. J’y vois une formidable réponse, un bras d’honneur, même, à ceux qui assignent les personnes à leur place d’origine. Je suis avec Arnaud, le frère de Laure et protagoniste de Soy Libre, dès la première minute où j’entre dans ce projet. Le film est une ode à la quête de liberté. C’est pour moi très important, autant éthiquement que politiquement.
Je me suis rendu compte récemment, à l’occasion d’une carte blanche qui m’a été accordée, que tous les films que j’ai produits ont une résonance personnelle, voire biographique. Par exemple, toutes les villes, tous les pays où j’ai vécu y sont représentés. C’est involontaire mais émouvant.
La dimension politique est importante à vos yeux. Pourquoi ?
Laure Portier dit que « le cinéma pourrait ne servir qu’à -réinventer le réel, ou du moins proposer autre chose dans ce qui s’y passe ». Cette idée que le cinéma peut transformer le réel est une très belle idée. Ce chemin que Laure emprunte rejoint mes préoccupations. Je veux croire que l’on peut encore changer le monde, malgré toutes les désillusions rencontrées. Pour moi, le cinéma fait langage commun.
J’ajoute que je ne dissocie pas le politique du poétique. Les auteurs avec lesquels je travaille abordent leurs sujets avec une certaine douceur, et beaucoup de respect. Par exemple, Il n’y aura plus de nuit, d’Éléonore Weber, est un film essentiel mais rude. Il donne à voir des vidéos nocturnes enregistrées par des caméras thermiques, tournées par des soldats en mission en Irak ou en Afghanistan. Mais la voix douce de Nathalie Richard et la puissance du texte, nourri des commentaires d’un pilote français ayant visionné ces images, font contraste. Le propos n’est ni frontal ni violent.
C’est ainsi que le politique, le poétique et le sensible se déploient ensemble.
Comment définissez-vous le cinéma de recherche que vous produisez ?
J’utilise cette expression dans son sens premier : chercher. Il n’est pas question de cinéma intellectuel, même si je revendique le fait de produire un cinéma exigeant, l’exigence devant s’appliquer en premier lieu à soi-même, mais en toute liberté. Le cinéma que je défends est charnel, viscéral. Chercher ne signifie pas obligatoirement trouver. Le cinéma de recherche creuse aux frontières de la fiction et du réel, il est empreint de doute, avec ses fragilités, mais toujours dans une certaine radicalité.
Ce que je propose, en tant que productrice, c’est un accompagnement. Je suis à la fois témoin et actrice, dans la durée, du geste premier des auteurs, avec pour seule arme la contagion du désir. Je suis comme une médiatrice entre les écritures (le scénario, le montage…) et les moyens, qu’il s’agisse d’embaucher un technicien ou de décrocher l’avance sur recettes.
Quelle forme prend votre accompagnement avec les auteurs ?
Je suis à leurs côtés là où c’est nécessaire. Il n’y a pas de modèle. C’est de l’artisanat, et c’est sans doute ce qui en fait le prix. Le seul avantage de la précarité, car les moyens financiers manquent, c’est la liberté. J’accepte de dissocier les calendriers de production et de fabrication du film quand cela s’avère nécessaire.
Il arrive qu’un film doive se faire très vite alors que la production s’inscrit dans un temps long : écrire, réécrire, déposer auprès des commissions, attendre leur verdict, redéposer… Sachant que la règle impose qu’un tournage ne puisse commencer tant que le financement n’est pas acquis. Cette désynchronisation des temps caractérise mon travail. Ce n’est ni une qualité ni une revendication, cela existe.
Chercher les financements est une de vos missions premières…
L’une des cordes du métier de producteur est en effet d’avoir une vision des financements possibles, à travers les aides privées ou publiques, les partenaires. Les guichets ne sont pas si nombreux : le Centre national du cinéma, les régions, les chaînes de télévision… Cependant, je consacre beaucoup plus de temps et d’énergie à établir la meilleure façon de les dépenser.
Pourquoi la salle est-elle cruciale pour vous qui ne faites pas de films pour la télévision ?
Pour être honnête, c’est plutôt la télévision qui ne s’engage pas sur les films que je produis. En tout cas, avant réalisation. Une fois les films réalisés, il arrive que des chaînes s’en portent acquéreuses. La salle est très importante pour moi en ce qu’elle signifie une expérience collective, inscrite dans une temporalité, une vive attention.
Avez-vous la préoccupation que vos films soient vus par un maximum de personnes ?
J’aimerais qu’ils fassent tous des millions d’entrées. Et si ce n’est pas le cas, ce n’est pas parce que le public rejette nos films, mais bien parce que le marché nous accueille très difficilement.
Ne pourriez-vous pas reprendre les formes dominantes, pour être plus « attractif », tout en les subvertissant ?
Je crois qu’il faut subvertir non les formes, mais les outils. C’est-à-dire le texte, l’enregistrement du son et de l’image, tourner un week-end par mois pendant deux ans, réaliser un film en deux jours ou en dix ans, etc. Je crois que les méthodes de fabrication sont des façons de penser et que ça produit des formes. Je suis contre tout compromis, parce qu’il incite à l’autocensure. Je vois comment un auteur peut se noyer pour accéder à une forme considérée comme accessible. C’est ce qu’attend le marché, à savoir les diffuseurs et les exploitants.
Je constate en outre que la focalisation sur le scénario, y compris en documentaire, entraîne un formatage. Ce culte du scénario est très réducteur. Il éloigne du désir premier, quel que soit le projet. Il faut se confronter au réel pour voir ce qu’il advient – une réalité à saisir – et laisser place à l’accident.
Je pourrais produire des films sauvages dans une cave. Le choix que j’ai fait depuis toujours, c’est d’être dans le système. Tous mes films vont dans les grands festivals. Nous ne nous opposons pas aux autres types de cinéma. Nous revendiquons la diversité. Nous voulons exister à côté d’eux.
Je reprends à mon compte les propos de Jonas Mekas : « Les films indépendants forment une nation. Nous sommes cernés par la nation du cinéma commercial comme les indigènes d’Amérique et d’autres pays sont cernés par le pouvoir dominant. Nous sommes invisibles, mais nous constituons une nation essentielle du cinéma. Nous sommes le cinéma. »
(1) Projections les 11 et 15 mars, www.cinemadureel.org/films/navigators-2