Le chœur embrasé des féminismes
Plusieurs ouvrages et revues soulignent la vigueur des recherches, historiques et présentes, sur les droits des femmes.
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Le pluriel dans les titres des ouvrages saute aux yeux. Il était d’ailleurs l’une des premières revendications, fondamentale et préalable, des militant·es féministes qui, avant même la naissance du Mouvement de libération des femmes (MLF), en 1970, durent se battre pour l’imposer. Présente avec une dizaine de camarades lors de l’acte de naissance du MLF en France, le 26 août 1970, devant l’Arc de Triomphe, lorsqu’elles déposèrent une gerbe « à la femme du soldat inconnu », la chercheuse Christine Delphy a souvent raconté ces innombrables épisodes où les féministes revendiquèrent ce pluriel, dans les débats et les médias. Car, comme les hommes, les femmes, « moitié » (pourtant majoritaire, à environ 52 %) de la population humaine, sont par définition multiples. Et elles ne sauraient être essentialisées dans le singulier « la » femme – même si on entend encore trop souvent le 8 mars présenté comme la « Journée des droits de la femme ».
Comme tous les grands mouvements politiques ou toutes les familles de pensée, le féminisme comporte évidemment de nombreuses tendances, organisations, sensibilités, convictions. Nous devons donc appréhender les féminismes, notamment les plus récents – ou présents.
Abolitionnisme, Antigone, cisgenre, « écoféminisme (radical) », éducation sexuelle, « femmes en gilets jaunes », intersectionnalité, ménopausées, mères, « orgasme (clitoris) », rappeuses, règles, « roller derby : queer empowerment », sorcières, universalisme, virus… Voilà un extrait de la liste des entrées de Feu ! Abécédaire des féminismes présents, formidable ouvrage dirigé par la philosophe Elsa Dorlin, connue pour La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française ou Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte, 2006 et 2017).
Comme tous les grands mouvements, le féminisme comporte de nombreuses tendances, organisations, sensibilités, convictions.
Ce dictionnaire consacré aux « féminismes présents » donne tout son sens au pluriel. Dans son introduction, Elsa Dorlin interroge l’actualité, ou plutôt « l’impression d’un “renouveau”, [qui] peut être trompeuse », de ce mouvement des féminismes contemporains, « dont #MeToo constitue l’un des événements les plus marquants ». Car, selon la philosophe, « les mobilisations contre les violences faites aux femmes sont une lame de fond depuis des décennies (des siècles !) au sein des féminismes ».
Ouvrage d’une très haute tenue, dont les principales autrices comptent parmi les plus importantes chercheuses, journalistes et militantes contre les discriminations sexuelles, raciales et/ou de genre (de Leyla Dakhli à Wendy Delorme, Adèle Haenel, Rosa Moussaoui, Ovidie, jusqu’au Collectif des colleuses de Marseille ou aux habitantes des ZAD…), cet abécédaire s’attache d’abord à retracer l’« effervescence d’un féminisme d’expression protéiforme inédite, rendue possible au gré d’un renouvellement générationnel, d’une conscientisation intersectionnelle et d’une auto-organisation à l’échelle mondiale ». Ce renouvellement militant et théorique des féminismes aujourd’hui, comme le souligne Elsa Dorlin, traduit bien « cet embrasement, jusqu’ici demeuré relativement absent d’une historiographie officielle du féminisme, [auquel] ce livre collectif est consacré ».
Et d’insister : cette histoire doit être celle « des féminismes, de ses courants, de ses antagonismes, […] ni homogène, ni cumulatrice », puisque ce label est « l’objet d’une guerre sans fin ces dernières années, pour exclure des revendications des groupes et des femmes qui ne témoigneraient pas de la bonne façon de “se libérer” ». La connaissance de cette histoire, sous la forme choisie d’un abécédaire, apparaît donc centrale pour renforcer les revendications en défense des droits des femmes et contre les violences dont elles sont les victimes.
Le nouveau livre de Titiou Lecoq, Les Grandes Oubliées (sous-titré Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes), vient justement appuyer ce propos. En remontant jusqu’à la préhistoire, elle rappelle le rôle, sinon fondamental, du moins aussi central que celui des hommes, de la moitié de l’humanité, trop souvent gommé des récits du passé. Un effacement qui a transformé les femmes en une (étrange) « minorité » de fait et en droit.
L’autrice s’inscrit ainsi ouvertement dans le sillon ouvert depuis les années 1960 et 1970 par les travaux de l’historienne Michelle Perrot, qui affirme dans une belle préface qu’il faut « lire absolument » ce livre. Car, si l’histoire était supposée suivre « un sens » certain et les femmes une « marche naturelle vers l’égalité » (et une libération certaine), il s’agit de rappeler que ces luttes n’ont cessé de devenir plus âpres au fil des siècles. En effaçant la place de celles et ceux qui ont œuvré en ce sens. Pourtant, comme le rappelle l’autrice, « les femmes ne se sont jamais tues », et son livre s’emploie à « leur redonner leur voix ».
« Le langage lui-même, employé pour qualifier l’hétérosexisme, a été refondé grâce au courage des victimes, aux militantes, aux mobilisations. »
Si les mobilisations féministes ont sans doute paru plus vives, en tout cas plus visibles, à partir des années 2000, et particulièrement avec la vague #MeToo, il faut souligner, selon Elsa Dorlin, que « les cadres du débat se sont [alors] considérablement déplacés ». Car « le langage lui-même, employé pour qualifier l’hétérosexisme, pour le constituer en fait social, pour sortir les féminicides, les viols, les harcèlements sexuels, les incestes, de la rubrique de simples “faits divers”, a été refondé grâce au courage des victimes, grâce aux militantes, grâce aux penseuses et aux mobilisations ».
Et la philosophe de s’interroger, dans sa présentation de l’Abécédaire : « Sur ces quelques décennies de l’histoire présente, cet ouvrage porte peut-être sur la partie la plus immergée du mouvement ; celle qui fabrique une révolution féministe au jour le jour ; celle qui ne laisse plus rien passer ; celle qui fait aussi de ce mouvement historique, social et intellectuel une éthique de vie, une pratique d’autodéfense quotidienne, un foyer embrasé de contestation de toutes les strates de la société. »
Dans un clin d’œil sans doute appuyé, la coordinatrice de cette somme passionnante veut voir que, « derrière la déferlante que nous avons connue depuis la fin des années 2000, à l’échelle internationale, cette mobilisation a intimement touché nombre de femmes qui, en écho, l’ont portée et relayée largement ».
Le terme « déferlante » renvoie fort à propos au titre de l’excellente revue « des révolutions féministes » – fondée l’an dernier. Son nouveau numéro (le cinquième) intitule justement son dossier « Parler, les voix de l’émancipation ». Il s’agit d’interroger la possibilité, sinon la crainte, pour les femmes de prendre la parole, d’oser une expression publique. En dépit de l’hétéronormativité et des règles implicites de l’hétérosexisme. Avec un article passionnant de la journaliste Élise Thiébaut, analysant « les stratégies » créées par les femmes pour se faire entendre et « être audibles » – notamment lors de l’exemplaire mouvement autogestionnaire de Lip en 1973 à Besançon.
Autre article formidable, toujours sur la question de la prise de la parole et des luttes revendicatrices : celui de Clémence Allezard sur le rôle des « sœurs de sang », c’est-à-dire les lesbiennes durant la lutte contre le sida, entre 1981 et 1996, qui soutinrent leurs « frères gays », davantage frappés par la pandémie. Les féminismes sont plus vivaces que jamais.
Feu ! Abécédaire des féminismes présents, Elsa Dorlin (dir.), Libertalia, 736 pages, 20 euros.
Les Grandes Oubliées. Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, Titiou Lecoq, préface de Michelle Perrot, L’Iconoclaste, 336 pages, 20,90 euros.
La Déferlante, « la revue des révolutions féministes », no 5, mars 2022, dossier « Parler. Les voix de l’émancipation », 144 pages, 19 euros.