Les Enfants de cinéma : Apprendre à regarder
Dessaisie dans des circonstances troubles du dispositif École et cinéma, l’association Les Enfants de cinéma publie un livre splendide et éclairant.
dans l’hebdo N° 1697 Acheter ce numéro
Cinéma Le Louxor, à Paris, le 7 mars. L’association Les Enfants de cinéma organise une soirée à l’occasion de la sortie du livre qu’elle fait paraître : De Zéro de conduite à Tomboy. Son sous-titre : « Des films pour l’enfant spectateur ». Après deux années de covid durant lesquelles ce genre de réunion dans une salle de cinéma a été trop souvent impossible à tenir, l’atmosphère est aux retrouvailles et à l’amitié. Mais pas seulement. On sent chez les participants un pincement au cœur. Et pour cause.
De Zéro de conduite à Tomboy. Des films pour l’enfant spectateur, Les Enfants de cinéma, sous la direction d’Hervé Joubert-Laurencin, Yellow Now, 488 pages, 29 euros.
Pendant près d’un quart de siècle, Les Enfants de cinéma ont mené cette mission avec maestria. Sur le plan quantitatif, le nombre d’enfants concernés a atteint plus d’un million. Tandis que la qualité pédagogique est attestée par les cent quatorze Cahiers de notes publiés au long de ces années, portant sur les films du catalogue et distribués gratuitement aux enseignants et aux exploitants. Le livre De Zéro de conduite à Tomboy reprend une trentaine de ces textes écrits par d’éminents connaisseurs du septième art, sur un mode subjectif, avec un point de vue assumé, éclairant et enrichissant. Bref, dans un bel esprit d’éducation populaire.
Las, en 2018, les Enfants de cinéma ont été dessaisis par le CNC de la coordination d’École et cinéma. « Pour des raisons qui demeurent obscures », est-il indiqué dans le livre. Des cadres de l’association acceptent cependant d’en dévoiler davantage. « Que ce soit du côté des ministères, Éducation nationale et Culture, ou du côté des exploitants, l’idée s’est propagée selon laquelle nous montrions des films trop exigeants, explique Carole Desbarats, vice-présidente à l’époque, aujourd’hui membre du bureau. Or nous pensons que le cinéma est un art et que les enfants méritent l’art. Notre rôle est de leur offrir ce que le marché leur interdit. » Point d’élitisme, mais le souci de partager le meilleur, qui se traduit aussi dans le catalogue impeccable, allant des Contrebandiers de Moonfleet, de Fritz Lang, à Mon voisin Totoro, de Hayao Miyazaki, de Où est la maison de mon ami ?, d’Abbas Kiarostami, au Kid, de Chaplin.
« Nous pensons que le cinéma est un art et que les enfants méritent l’art. »
Pour Michel Billout, vice-président, une série de conjonctions explique cette éviction : « Les Enfants de cinéma, parce que recueillant des subventions substantielles, qui ne permettaient toutefois de salarier que cinq personnes tout au plus, n’avaient pas que des amis. Par ailleurs, le CNC commençait à s’orienter vers des priorités différentes. Enfin, une partie des exploitants pensaient pouvoir tirer davantage bénéfice du dispositif en programmant des films réputés plus faciles. »
Priorité et ligne de force de l’association, la formation des enseignants au cinéma, inexistante par ailleurs, a semblé ne plus rencontrer le même intérêt du côté des instances de tutelle. « Notre projet était de montrer des films en salle aux enfants avec un binôme constitué d’un enseignant et d’un exploitant, l’idéal étant qu’ils soient formés ensemble. Or cela ne correspond plus à l’économie technocratique actuelle », souligne Carole Desbarats.
Décidé à rebattre les cartes, le CNC, alors dirigé par Frédérique Bredin, a lancé en 2018 une étrange procédure. Un appel à initiatives – et non un appel d’offres –, invisible sur le site du CNC, a circulé sans transparence. À l’arrivée, ce ne sont pas les Enfants de cinéma, association jugée trop indépendante, avec ses idéaux, sa réflexion et son expérience, qui ont emporté le morceau, mais une autre association, Passeurs d’images, davantage liée au CNC, apparaissant « comme un opérateur technique », selon Michel Billout. À cette époque, Les Enfants de cinéma ont préféré garder le silence sur cette manœuvre afin de protéger leurs salariés, qui allaient passer d’une association à l’autre.
Cette triste histoire ne serait qu’un immense gâchis si Les Enfants de cinéma n’avaient pas décidé de relever la tête et de poursuivre leur action, sans désormais le rapport direct avec les enfants et les enseignants. D’où un recentrage sur une activité de « laboratoire de recherche » – « une direction déjà évoquée lors de la création de l’association », se souvient Carole Desbarats. À savoir : l’organisation de colloques et l’édition de livres, à commencer par ce splendide De Zéro de conduite à Tomboy, initié par Eugène Andréanszky, longtemps délégué général des Enfants de cinéma, et dirigé par Hervé Joubert-Laurencin. Celui-ci a structuré le livre en associant les films deux à deux, sans rapprochement thématique ni formel, mais au contraire suffisamment différents pour que leur frottement crée des étincelles et « de nouvelles idées, comme dans un montage ».
Les Enfants de cinéma se veulent on ne peut plus vivants. La soirée du 7 mars s’est d’ailleurs achevée par la projection de Zéro de conduite, que Jean Vigo a tourné en 1932, film d’une jeunesse et d’une irrévérence toujours ardentes. À bon entendeur…