« L’Europe est sous emprise énergétique russe »
Pour Matthieu Auzanneau, la guerre en Ukraine rappelle la nécessité de sortir des fossiles, soumis à une double contrainte climatique et géostratégique.
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Pour Matthieu Auzanneau, directeur du cercle de réflexion The Shift Project, l’invasion de l’Ukraine par la Russie révèle une profonde fragilité européenne sur le plan énergétique. Il appelle à planifier enfin une sortie des énergies fossiles. Une nécessité climatique et géostratégique porteuse de transformation du capitalisme.
Quelle est l’importance de l’enjeu énergétique dans la guerre opposant la Russie à l’Ukraine ?
Matthieu Auzanneau : L’Ukraine est une puissance extrêmement riche en matières premières. Elle dispose encore de réserves importantes de houille. Ce bassin charbonnier situé dans le Donbass, on l’oublie, était le cœur de l’industrie lourde soviétique. Dans la logique de puissance pure qui s’exerce de longue date chez Poutine, le territoire le plus intéressant pour la Russie, d’un point de vue tant minier qu’industriel, c’est évidemment l’Ukraine. Dans cette optique, il est bien plus significatif de mettre la main sur ce pays que sur l’Ossétie du Sud ou la Géorgie. Outre l’enjeu culturel – de mon point de vue tout à fait réel – de reconstituer une espèce de pan-slavisme [doctrine politique, culturelle et sociale qui valorise l’identité commune que partagent les différents peuples slaves et qui préconise leur union politique sur la base de cette identité – NDLR], Vladimir Poutine se doterait, en cas d’annexion, de nouveaux leviers. On peut aussi relever que l’Ukraine détient les premières réserves européennes d’uranium et la deuxième réserve mondiale de minerai de fer. Sans oublier qu’elle est, juste après la Russie, parmi les premiers exportateurs agricoles mondiaux. Tout cela constitue une valeur de puissance faramineuse.
Compte tenu de la carbonation de son économie, l’Union européenne (UE) est-elle dépendante de la Russie d’un point de vue énergétique ?
L’emprise de la Russie sur l’UE repose sur nos besoins en hydrocarbures. Moscou fournit 40 % du gaz que nous consommons, mais aussi 30 % de notre demande en pétrole. Une emprise qui s’exerce particulièrement sur l’Europe de l’Est, mais aussi sur la Turquie. C’est un atout fondamental. Des questions se posent désormais sur la pérennité de ces approvisionnements.
Des interrogations de quelle nature ?
Les réserves russes sont largement matures et donc plus difficiles à exploiter. Le pays a donc besoin d’alliés fiables, de clients fidèles qui lui achètent sa production à coûts fixes et rentables sur le long terme afin de maintenir une rente sur cette manne. Il faut avoir conscience de son caractère vital pour le Kremlin puisqu’elle représente les deux tiers des devises qui entrent dans le pays et la moitié de ses recettes fiscales. Avec ce conflit, le basculement de la Russie vers l’est, et en particulier la Chine, s’accélère. Pékin se moque d’ailleurs globalement du prix du pétrole russe. La Chine est en quelque sorte captive et cherche avant tout à s’assurer de quoi nourrir son marché intérieur, dont les besoins tant gaziers que pétroliers ne sont pas du tout orientés à la baisse. C’est d’autant plus vrai qu’elle tente de sortir du charbon et qu’il faudra bien compenser cet abandon par du gaz et du pétrole.
Avec ce conflit, le basculement de la Russie vers l’est, et en particulier la Chine, s’accélère.
Ce basculement n’est pas nouveau…
Non, mais ce n’est pas faute, pour les compagnies pétrolières russes, d’avoir tenté de nouer des liens avec leurs homologues occidentales. Rosneft avait ainsi essayé de sceller un partenariat avec Exxon en 2011. Une joint-venture qui n’a finalement jamais vu le jour en raison, déjà, de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et des sanctions internationales qui ont suivi. Les Russes ont également analysé la tendance de fond du Vieux Continent, qui tente, même si l’effort est insuffisant, de se défaire des énergies fossiles. Ils n’ont pas oublié non plus les mauvaises manières qui leur ont été réservées sur le projet de gazoduc Nord Stream 2, qui devait desservir l’Allemagne en gaz, avant d’être finalement abandonné il y a quelques jours.
Les pays occidentaux, États-Unis en tête, ont demandé aux pays de l’Opep d’augmenter leur production de pétrole pour compenser la fermeture du marché russe. En vain. S’agit-il d’un soutien à la Russie ?
Les membres de l’Opep ne sont pas en mesure d’augmenter significativement cette production. Les vannes sont déjà ouvertes à fond ! Ce qui ne doit pas surprendre, puisque le pic du pétrole conventionnel a été franchi en 2008.
Les productions de brut du Nigeria, de l’Algérie, de la mer du Nord ou du Mexique sont en déclin. L’Afrique est aussi globalement sur le déclin depuis 2008. Tous ces pays ont bien du mal à maintenir leurs niveaux de production, et ce d’autant plus que les investissements ont été fortement réduits ces dernières années.
Au Shift Project, vous défendez le concept de double contrainte carbone à laquelle nous serions soumis. D’abord le réchauffement climatique, qui nous oblige à abandonner les énergies fossiles, mais également la baisse des réserves mondiales connues. Les aléas géopolitiques tels que la guerre en Ukraine n’en ajoutent-ils pas une troisième ?
Ce serait plutôt une composante de la seconde contrainte dans la mesure où c’est la rareté qui induit ces tensions géostratégiques. Pour essayer de bien rendre compte de la situation, j’utilise l’image de la course cycliste de montagne. Il faut passer un col pour basculer vers une nouvelle vallée. Ce sacré col à franchir, c’est l’abandon des énergies fossiles. Mais, comme dans toutes les courses de ce type, il y a une voiture-balai. Cette voiture spécifique représente ici le déclin des réserves d’hydrocarbures disponibles. L’Europe est aujourd’hui extrêmement vulnérable tant qu’elle refuse de prendre le départ de la course. Vulnérable car plus de la moitié de ses approvisionnements proviennent de pays soit en déclin soit qui le seront bientôt, à l’instar précisément de la Russie.
Dans une déclaration publique datée du 28 février, Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, affirme pourtant que le gouvernement se tient « prêt pour assurer aujourd’hui et demain la résilience de notre système énergétique en ces temps de crise. À terme, nous voulons nous extraire de notre dépendance aux énergies fossiles russes et aux énergies fossiles tout court »…
Gardons à l’esprit que l’Europe se pose en championne du climat mais qu’elle est le premier importateur d’hydrocarbures. Elle importe autant de pétrole que la Chine et bien davantage de gaz. Concernant les déclarations de Barbara Pompili, on ne peut que se réjouir que Vladimir Poutine ait choisi d’envahir l’Ukraine à la fin de l’hiver. En France, nous sommes légalement tenus de disposer de 90 jours de réserves, ce qui va nous conduire au printemps.
Il est vital de décarboner nos mobilités et le chauffage
Sur la question du pouvoir d’achat, en revanche, la situation s’annonce beaucoup plus compliquée. Pour l’hiver prochain, le gaz se négociait déjà aux alentours de 80 euros du mégawattheure avant la guerre. Des prix hors norme, colossaux, qui vont continuer d’augmenter. Il ne s’agit plus d’un simple choc mais d’une période longue de prix élevés. À cette aune, la résilience de l’économie française me semble douteuse. Ce mot est pour l’heure complètement creux. Il est vital de décarboner nos mobilités et le chauffage, car nous sommes déjà pris dans des contraintes de prix mais aussi de volumes qui sont inexorables et qui, en cela, risquent d’aller bien au-delà des chocs pétroliers des années 1970.
Que faudrait-il mettre en place pour réussir à basculer ?
Un vaste programme politique de planification énergétique sur au moins dix ans qui permette l’évolution de tous les organes vitaux de la société, aujourd’hui tous dépendants du pétrole. Décarboner l’industrie, l’agriculture et les mobilités ne s’opère pas en un claquement de doigts. Nous en sommes à peine aux vœux pieux, en France comme ailleurs sur le continent. La notion de croissance verte, par exemple, n’est absolument pas propice à l’abandon des énergies fossiles. Il existe là, à mon sens, les germes d’une réémergence de la pensée de gauche, car c’est un sujet qui nécessite d’aller au-delà des règles du marché. C’est ce que démontre la notion de croissance verte qui n’a pas suffi, tant s’en faut, à nous placer sur la bonne trajectoire.
Comment analysez-vous la position du groupe Total, qui refuse de quitter la Russie, pays dans lequel il a beaucoup investi ?
Son PDG, Patrick Pouyanné, ménage la chèvre et le chou. Je trouve honteux qu’il ne prenne pas l’initiative, a minima, d’interrompre les opérations de son groupe en Russie. BP veut vendre ses parts dans Rosneft, tout comme Equinor. Même Exxon suspend ses activités sur place. Mais M. Pouyanné considère qu’il n’a pas à rapatrier ses salariés de Russie. Son calcul est aussi simple que cynique. Il considère, sans doute à raison, que la Russie est l’un des derniers endroits où les pétroliers peuvent conclure de très belles affaires, en particulier dans le cercle arctique sur la péninsule de Taïmyr. Donner des gages à Vladimir Poutine, c’est lui prouver sa fidélité et cela permet de préserver l’avenir.
The Shift Project, dans ses recommandations de modèle énergétique futur, inclut une part de nucléaire civil. La menace nucléaire, tant civile que militaire, que fait planer le Kremlin dans ce conflit vous conduit-elle à réviser votre position ?
Nos recommandations concernent la France en priorité, et l’Europe plus largement. L’énergie nucléaire ne peut être une énergie que pour des démocraties matures et transparentes. Sinon, c’est l’incurie. Et elle mène à des catastrophes telles que celle de Tchernobyl.