« Plumes », d’Omar El Zohairy : Une femme ne disparaît pas
Avec Plumes, l’Égyptien Omar El Zohairy signe un premier long-métrage stupéfiant d’originalité sur une famille misérable, dont la vie bascule sur un coup du sort. Un film entre absurde et tragique.
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Comment rendre compte d’une réalité sordide sans assommer son spectateur sous le poids d’un irréductible misérabilisme ? Certains répondront qu’une telle question n’a pas de sens, qu’il faut au contraire faire ressentir le spectacle (le cinéma, quoi qu’il en soit, en est un) du dénuement jusqu’au bout des ongles de celui ou celle qui regarde.
Plumes est le premier long-métrage d’Omar El Zohairy. Sélectionné par la Semaine de la critique à Cannes en 2021, où il a été couronné du grand prix Nespresso et du prix de la Fédération internationale de la presse cinématographique, il ressemble peu à ce que l’on connaît déjà. En tout cas du cinéma égyptien. Pas de lyrisme, de fresque flamboyante, ni de naturalisme mélodramatique. Omar El Zohairy a travaillé avec Yousry Nasrallah, qui lui-même a été l’assistant de Youssef Chahine. Ceci explique sans doute cela. À cette école-là, on n’apprend pas un cinéma mais la liberté. On n’y apprend pas une manière de faire mais une façon d’oser.
En l’occurrence, il s’agissait pour Omar El Zohairy d’oser raconter avec humour l’histoire d’une famille pauvre sur laquelle le sort s’abat. « La vie quotidienne des Égyptiens, c’est de rire de chaque situation, de chaque galère vécue, car tout est si compliqué que l’humour est nécessaire », confie le réalisateur dans le dossier de presse.
Nous sommes dans un petit appartement sans confort au premier étage d’un immeuble de béton rustique, où vivent un couple et ses trois enfants, dont un bébé. L’immeuble jouxte l’usine où travaille le père. Des cheminées rejettent à heure fixe une fumée épaisse qui pénètre dans les pièces si on omet de fermer les fenêtres. La poussière est omniprésente, particulièrement sur les murs, donnant un aspect sale à l’ensemble.
Pourtant – c’est une première surprise –, Omar El Zohairy filme cet intérieur comme Vermeer peignait ses toiles, prenant garde aux effluves de lumière et aux différentes intensités de couleurs. Les plans, tous fixes mais de durées inégales – parfois d’une abrupte brièveté –, peuvent faire songer à des tableaux, mais pas uniquement de l’époque classique. Quand les personnages sont en partie hors cadre ou que la caméra se focalise sur des mains, les références sont plus contemporaines. Quoi qu’il en soit, le cinéaste confère de la beauté à ce qu’il montre. Non pour l’esthétiser, mais pour dégager le regard du déterminisme selon lequel ce qui est pauvre est laid.
Le film adopte le point de vue de la femme (interprétée par Demyana Nassar, non professionnelle, comme l’ensemble de la distribution, absolument convaincante). Au début, celle-ci est sous la coupe de son mari, ni violent ni exécrable, mais qui a le contrôle sur le maigre argent du couple et décide de tout. Elle exécute les travaux d’intérieur et s’occupe des enfants sans mot dire – le film est d’ailleurs globalement silencieux. Quand soudain, à l’occasion de l’anniversaire du cadet, des magiciens ratent un de leurs tours, et le mari, transformé en poule, ne réapparaît plus sous sa forme humaine.
La femme doit prendre les rênes de la famille et s’occuper accessoirement de la poule censée abriter le corps et l’esprit de son mari. Mais les difficultés sont grandes : l’argent vient vite à manquer ; la police refuse d’enquêter : comment dépose-t-on plainte contre un tour de magie, d’autant que les pseudo-magiciens se sont eux-mêmes carapatés ? le chef de son mari l’aide mais finit par lui demander une contrepartie sexuelle ; l’usine ne veut pas d’elle car elle est une femme, mais elle peut se livrer à la découpe des bêtes dans un abattoir où elle est moins bien traitée qu’un chien…
Plumes oscille entre l’univers de Kafka et celui d’Elia Suleiman, entre humour noir et rire jaune. Disparaître au cours d’un tour de magie est sans doute absurde, mais rien dans la société décrite ne semble se soustraire à cette absurdité. Une société qui n’est d’ailleurs jamais nommée ni située géographiquement, ce qui la rend plus abstraite, plus universelle. Le cinéma européen ou états-unien n’aurait-il plus l’apanage de cette universalité-là ? Omar El Zohairy, 33 ans, atteste que les choses changent. N’y a-t-il pas aussi dans ce tour de magie raté l’expression d’un effondrement possible – souhaitable ? – de toutes les crédulités, croyances, illusions ? Comme si le monde se détraquait. Si le film n’a pas de dimension subversive, ce qui reste à prouver, il est a minima lucide.
L’expression dit : « Il faudrait en rire si ce n’était tragique. » Au contraire, semble affirmer le cinéaste : il faut en rire parce que c’est tragique. Par la force des choses, la femme devient plus autonome, tandis que celui qui la dominait a été métamorphosé en un animal ridicule et fragile. Mais l’amélioration de sa condition – versant féministe – ne signifie pas forcément qu’elle parvient à se départir de sa pauvreté.
Un prologue ouvre le film, dont le ton est en total décalage. Dans l’obscurité, un homme pleure sous l’effet d’une vive anxiété, puis allume un feu et s’immole. Hommage implicite à Mohammed Bouazizi, dont le suicide a déclenché le Printemps arabe ? Une forme de dédicace, en tout cas, à tous ceux qui sont poussés à bout et que le film sauve à sa manière, sacrément singulière.