Réfugiés ukrainiens : Ce jour où il a fallu partir…

Nadia, Katya, Yarik et les autres sont arrivés en France à bord d’un van, après un périple de plus de 1 500 kilomètres. Récit de destins bouleversés par la guerre.

Clara Bauer-Babef  • 23 mars 2022 abonnés
Réfugiés ukrainiens : Ce jour où il a fallu partir…
Yarik et Sacha lors d’une pause sur une aire d’autoroute.
© DR

Kepno, 7 h 30. Devant l’hôtel de la petite ville de 15 000 habitants dans l’ouest de la Pologne, cinq silhouettes se détachent à peine dans la pâle lumière du jour naissant. Ce sont Nadia, Yarik, Katya, Nastia et Sacha. Deux familles ukrainiennes. Elles vont être emmenées en France par deux bénévoles de l’association Soyons un exemple, Lois et Ulrich, qui sont venus les chercher en van depuis Paris.

Les traits tirés et les mines grises, le groupe prend place à l’intérieur du véhicule. Le van démarre, le silence s’installe. Yarik, le petit garçon, pose la tête sur les genoux de la femme assise à côté de lui et s’endort en quelques secondes. Les ongles peints en orange vif et les yeux maquillés de noir, celle-ci pianote frénétiquement sur son portable. Sur WhatsApp, Instagram et Viber, l’alphabet cyrillique se dessine.

Elle s’appelle Nadia, est âgée de 47 ans et vient de Znamianka, petite ville située à 300 kilomètres au sud de Kyiv. Yarik, 11 ans, est son neveu. Le fils de son frère resté en Ukraine. Cela fait maintenant sept jours qu’ils sont sur la route tous les deux. Le binôme se rend à Samois-sur-Seine (Seine-et-Marne), près de Fontainebleau, où une autre tante de Yarik, Raïssa, vit depuis 2008. La sœur de sa mère, elle aussi restée en Ukraine.

Il est un peu plus de deux heures du matin lorsque le van de Lois se gare dans le jardin de Raïssa. Elle et Nadia se saluent. Yarik, lui, reste derrière Nadia, prudent. Les deux femmes ne se sont pas souvent vues, elles se sont rencontrées pour la première fois en 2011, au mariage du frère de Nadia avec la sœur de Raïssa. Depuis, elles se sont croisées quelques fois lorsque celle-ci vient rendre visite l’été à sa famille en Ukraine.

C’est ici que Yarik habitera désormais, « au moins jusqu’à cet été ». Le petit garçon aime les figurines Pop, les maths et le karaté. Dans sa poche, il trimballe un papier soigneusement plié, résumé de sa vie nouvelle. C’est un document officiel d’un notaire ukrainien, traduit en anglais et en français, stipulant que ses parents l’autorisent à voyager avec sa tante paternelle d’abord, puis à être placé sous la tutelle de sa tante maternelle, une fois arrivé à destination.

Les parents de Yarik n’ont pas pu faire le voyage avec lui jusqu’en France. Ils vivent à Kyiv, au rythme des sirènes hurlantes.  « Les beaux-parents de ma sœur sont très malades. Le père a un cancer et la mère s’est fait opérer du cœur il n’y a pas longtemps », explique Raïssa. Avant d’ajouter : « Ma sœur pense que les femmes doivent rester s’occuper des hommes et tenir leur foyer coûte que coûte. »

Yarik, 11 ans, a très peur d’aller à l’école en France. Il veut rentrer en Ukraine pour se battre.

Dans la cuisine de Raïssa, Nadia fait défiler les photos sur son compte Instagram quand, soudain, elle s’arrête sur une vidéo. Une jeune fille blond platine danse en robe de soirée. « C’est ma fille, Anastasiia. Avant la guerre, on allait souvent en boîte de nuit toutes les deux », sourit Nadia, les yeux mouillés. Anastasiia, 16 ans au mois d’avril, est restée à l’hôtel à Kepno. Elle devait initialement faire partie du voyage et aller chez Raïssa avec son cousin Yarik. Mais il était hors de question pour la jeune fille de quitter l’Ukraine. C’est une élève brillante et elle a peur d’arriver dans une classe « où elle ne comprend rien ». « Elle a aussi un très fort caractère », soupire sa mère, qui a tenté à maintes reprises de convaincre sa fille de venir en France pour être « en sécurité ».

Katya, elle, n’a pas laissé le choix à ses deux filles. À l’arrière du van, Nastia et Sacha se serrent contre leur mère, la caisse de leur chat posée sur leurs genoux. Il était inimaginable pour elles de partir sans lui. Elles ont quitté leur ville natale, Kyiv, il y a dix jours déjà. En France, elles seront hébergées chez de la famille « très lointaine » du père, dans un petit village en banlieue parisienne. Cette famille éloignée, la mère et les filles ne l’ont jamais rencontrée. Katya préfère ne pas indiquer le lieu exact. « Honnêtement je suis debout depuis deux jours. Je ne peux pas vraiment parler », dira-t-elle simplement.

À Samois, la mère et ses filles ont préféré rester dans le van. Katya a simplement échangé quelques mots en ukrainien avec Raïssa, qui fait l’interprète. Nastia et Sacha parlent peu, sanglotent parfois. « Elles veulent rentrer chez nous et s’ennuient beaucoup. Nous avons voyagé dans plusieurs pays pour arriver ici. Elles n’aiment pas que leur père soit resté à Kyiv », confie leur mère. Le père, lui, est demeuré dans la capitale afin de prendre les armes contre les Russes.

Si Nastia, Sacha et Yarik ne s’adressent pas la parole, ils ont pour point commun de déjà détester leur nouvelle vie en France. Tous les trois iront à l’école. « Yarik a très peur d’y aller. Il veut rentrer en Ukraine pour se battre », soupire Raïssa. Le petit garçon, timide au début, se détend rapidement chez sa tante. Comme pris d’une pulsion, il se met à tout filmer. Le van, les conducteurs, sa nouvelle maison, le chat, la télé. Raïssa, amusée, sort des bonbons. Il en engloutit quatre. Puis tombe de fatigue sur le canapé. Au plus grand désespoir du petit garçon, sa tante Nadia repartira presque aussitôt.

Car Nadia n’a pas l’intention de rester dans ce pays qu’elle ne connaît pas. Elle fait simplement l’aller-retour pour accompagner son neveu. À Znamianka, elle travaille dans une maternité, c’est elle la « cheffe des sages-femmes ». À cause des bombes qui pleuvent sur la ville, les femmes accouchent au sous-sol. C’est là-bas, dans sa maternité, au son des sirènes, que Nadia veut être. « Être utile à mon pays », répète-t-elle plusieurs fois. Alors, dès qu’elle le pourra, elle rebroussera chemin. Sur la route qui la mènera en Ukraine, elle repassera par Kepno chercher sa fille et elles rentreront ensemble dans leur ville natale. Anastasiia, actuellement au lycée, suivra ses cours en ligne car les écoles sont toutes fermées. Nadia a « très peur pour elle ». De son côté, elle reprendra le travail à la maternité durant la semaine. Puis ira le week-end coudre des filets de camouflage et préparer des colis de médicaments et de nourriture pour les soldats ukrainiens.

Nadia a aussi un fils, Bordan, âgé de 27 ans, qui se bat actuellement pour défendre son pays. « Il est avocat de profession, mais comment un avocat peut-il aider l’Ukraine en restant à la maison ? », résume, comme une évidence, Nadia. Son mari aussi se bat aux côtés de son fils. « Ni mon fils ni mon mari n’avaient tenu une arme avant », dit-elle encore.

« Ni mon fils ni mon mari, engagés dans l’armée, n’avaient tenu une arme avant. »

Katya aimerait bien retourner en Ukraine elle aussi, mais, pour l’instant, ce n’est pas envisageable. Elle ne restera cependant peut-être pas en France jusqu’à la fin de la guerre. « Cela dépend de la situation de mon mari à Kyiv », souffle-t-elle.

La jeune mère de famille est discrète. Elle coupe court à toute question sur sa situation et celle de ses filles. Tout s’est passé très vite pour elles. Initialement, elles ne devaient pas faire partie de ce voyage. Leurs places étaient réservées pour d’autres membres de la famille de Raïssa et Nadia, dont la jeune Anastasiia, qui ne sont finalement pas venus. Aussitôt, Raïssa prévient l’association. Elle poste un message « sur Internet » pour essayer de trouver de nouvelles recrues au plus vite. Katya tombe sur son message et la contacte dans la foulée. La France, justement, elle cherche à s’y rendre avec ses deux filles et leur chat.

Un lieu, une adresse, une heure. En trois messages l’affaire est bouclée, les places sont redistribuées. Mais, rapidement, Katya se rétracte : elle est dans une « maison isolée dans les champs » et craint de ne pouvoir atteindre Kepno le jour suivant. « Je ne peux pas sortir de cette maison. Il n’y a pas de transport », dira-t-elle à Raïssa, désespérée. « Comme je venais de leur proposer trois places pour la France, c’était difficile de les abandonner à ce moment-là », se rappelle Raïssa, qui se met alors en quête d’un chauffeur qui pourra emmener la mère et ses filles dans la ville la plus proche, où elles auront une chance de trouver un train ou un bus pour Kepno.

De leur côté, les chauffeurs de l’association Soyons un exemple sont prêts à aller chercher la mère et ses deux filles dans la maison isolée de la campagne polonaise où elles se trouvent. Peu leur importe. Ils sont venus pour ramener des réfugiés depuis la Pologne. Simplement pas « à la frontière ukrainienne » ni « en Ukraine ». « On a tous des enfants qu’on a envie de revoir », justifie Maxime, l’un des bénévoles.

En deux coups de téléphone, Raïssa trouve le contact d’un Ukrainien qui se trouve au même endroit que Katya, Nastia et Sacha. L’homme peut même les emmener directement à Kepno. Seul hic : là, tout de suite, « il est occupé ». Le départ se fera donc le soir, l’arrivée dans la nuit. Raïssa pense à l’hôtel où se trouve sa famille. Loue une chambre pour ses trois protégées. Au petit matin, Raïssa reçoit un appel de Katya. Elles sont bien arrivées à l’hôtel quelques heures plus tôt. Problème, Sacha, la plus jeune de ses filles, a été malade toute la nuit. Elle souffre de diarrhée aiguë. Il y a quinze heures de trajet jusqu’à Paris. Pour la mère, il est impossible que sa fille monte dans le van. Raïssa tente de la rassurer, ainsi que son mari. Médecin, il indique à Katya les médicaments que sa fille doit prendre. La mère refuse, sa fille est déjà « éprouvée » et « trop fragile ».

Mais le van est déjà là, garé dans la cour de l’hôtel. Les chauffeurs viennent de faire plus de 1 500 kilomètres. Ils veulent arriver avant minuit dans la capitale française. Une décision rapide s’impose. Alors, d’un coup d’un seul, Katya attrape ses filles, son chat, ses paquets et fourre tout ce petit monde dans le véhicule. L’hôtel s’éloigne. Un drapeau ukrainien flotte au-dessus des chambres.

Deux jours plus tard, c’est un autre van qui se gare dans la petite cour de ce même hôtel. Une femme aux ongles orange vif en sort. Une jolie jeune fille blonde court vers elle. Elles se serrent dans les bras. Ce sont Nadia et Anastasiia. Mère et fille réunies. Prêtes à retourner, enfin, en Ukraine.

Monde
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