Responsabilité des entreprises en Russie : « Toute avancée est bonne à prendre »

La pression qui enjoint aux multinationales de se retirer de Russie relance le débat sur la moralisation du capitalisme. Le chantier évolue doucement mais sûrement, selon le député socialiste Dominique Potier.

Erwan Manac'h  • 30 mars 2022 abonné·es
Responsabilité des entreprises en Russie : « Toute avancée est bonne à prendre »
À côté de lois telles que celle sur le devoir de vigilance des grands groupes, Dominique Potier croit au soft power citoyen.
© GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

La peur de voir encore écornée leur image de marque a poussé de nombreuses multinationales à prendre des mesures, plus ou moins crédibles, de retrait de Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février. Les firmes pourraient également être rapidement rattrapées par des décisions gouvernementales. L’Union européenne étudie un durcissement des sanctions, dans le sillage des États-Unis, qui ont fixé mi-mars un embargo sur le pétrole russe. Au-delà de ce débat de circonstance, moraliser l’économie sur le temps long nécessite un arsenal de mesures volontaires ou légales, estime le député socialiste Dominique Potier, rapporteur en 2017 de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales.

Face aux pressions, Total a annoncé un vrai-faux retrait de Russie. Comment l’analysez-vous ?

Dominique Potier : Il n’y a pas que Total. D’autres grandes marques et tout un paysage d’entreprises sont également concernés. Or, si nous admettons que nous refusons d’engager notre armée pour éviter un engrenage et préserver la vie de nos soldats, nous devons consentir à un effort économique pour ne pas participer à l’économie de guerre russe. Nous sommes dans un moment de vérité, car un grand effort national de responsabilité est nécessaire. Il doit être partagé entre les entreprises engagées en Russie et celles qui ne le sont pas.

Les citoyens-consommateurs ont-ils une responsabilité, au-delà du rôle des multinationales ?

Total doit partir, comme l’ensemble des forces économiques présentes en Russie. Mais cette nécessité entraînera des difficultés qui peuvent conduire des entreprises à la faillite. La -solidarité nationale devra intervenir. Nous n’avons pas à protéger les superbénéfices de Total, mais nous devons protéger les entreprises qui pourraient être menacées par un retrait de Russie.

La pression que Total et les autres multi-nationales subissent relève-t-elle d’un phénomène nouveau ?

Je suis persuadé qu’une prise de conscience monte. Nous découvrons que nous sommes interdépendants et, au milieu de cette prise de conscience, apparaît l’irresponsabilité des multinationales qui ne payent pas ou peu leurs impôts et cachent de graves atteintes aux droits humains et à l’environnement derrière une articulation juridique complexe entre les maisons mères et les sous-traitants. Mais, grâce à cette prise de conscience, une action politique est en train de s’organiser depuis dix ans, avec des avancées qui ne sont pas insignifiantes. Nous avons fait progresser la transparence sur l’implantation dans les paradis fiscaux, par la loi de transformation bancaire en 2013. Il reste à obtenir l’interdiction des paradis fiscaux, mais cela progresse.

Les droits humains et l’environnement sont devenus un sujet juridique dans les entreprises.

L’autre évolution concerne la responsabilité juridique des multinationales et la loi sur le devoir de vigilance, votée en France en 2017. Elle lève le voile juridique qui séparait les maisons mères et les filiales, en obligeant les multinationales à avoir un plan de vigilance et de prévention des atteintes à l’environnement et aux droits humains. Si ce plan n’existe pas ou est insuffisant, l’entreprise peut être condamnée. Et si un accident se produit, l’entreprise peut être poursuivie pour absence de prévention. C’est une loi pionnière qui va inspirer plusieurs lois nationales et une directive européenne.

Cette loi a-t-elle permis une évolution des pratiques ?

On observe clairement qu’il y a eu un avant et un après. Les questions relatives aux droits humains et à l’environnement ont pris de l’importance au sein des grands groupes. Elles sont devenues un sujet juridique, qui n’est plus relégué à la direction du développement durable des firmes. Les entreprises font également évoluer leur système d’achat, relocalisent certains fournisseurs. Cela amène des changements systémiques. Même si certaines d’entre elles se contentent de cocher des cases pour remplir le service minimum, espérant se protéger juridiquement grâce à une conformité, sur le papier, avec la loi.

On ne dénombre que cinq assignations en justice sur le fondement de cette loi…

Oui, les ONG sont en train d’en tester la robustesse devant les tribunaux sur des questions aussi variées que le droit syndical en -Turquie, l’expropriation des sols en Ouganda, la déforestation importée d’Amazonie pour la production de viande… Aucun procès n’a pour l’instant abouti, car il y a eu de longs débats sur la compétence des juridictions. C’est finalement le tribunal civil qui a été reconnu compétent.

La Commission européenne a lancé il y a un mois les discussions autour d’un texte inspiré de la loi française, dont la première version a déçu les ONG. Partagez-vous leur analyse ?

Oui, tous les ingrédients d’une directive ambitieuse sont présents dans la loi, mais tout s’effondre finalement parce que le juge n’aura pas à déterminer l’effectivité du plan de vigilance, mais sa conformité avec des standards. C’est comme si on rétablissait un voile juridique de conformité pour exonérer de leur responsabilité les multinationales. L’instrument juridique est inopérant. La force de la loi française est de donner au juge la capacité d’estimer la cohérence entre les garde-fous inscrits dans les contrats de sous-traitance – qui proscrivent sur le papier les atteintes aux droits humains et à l’environnement – et les conditions économiques de ces contrats. Si vous demandez à un sous-traitant de respecter les droits humains mais ne le payez pas en conséquence, vous n’êtes pas protégé au regard de la loi française.

Qui est-ce qui bloque ?

Clairement, BusinessEurope [le lobby patronal européen – NDLR], qui a joué un rôle majeur dans l’écriture de cette directive et a déployé un intense travail de lobbying pour en limiter la portée.

Voilà vingt ans que nous parlons de responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE). Nous avons surtout l’impression qu’elle sert une visée marketing…

La RSE est un langage commun entre la société et l’économie qui permet de penser les objectifs de développement durable. Tant qu’elle sera fondée sur un référentiel établi par le privé, pour le privé, nous serons dans une forme de capharnaüm, chacun interprétant les choses à sa manière. Le combat politique que je mène est de demander une certification publique de la RSE.

Si nous classions les entreprises en fonction de leurs efforts, nous créerions un instrument puissant à disposition des citoyens pour orienter leurs achats, leur épargne et, pour les plus privilégiés, choisir leur employeur. Beaucoup de jeunes rechignent à travailler pour des multinationales qui détruisent l’environnement, cela devient un vrai levier de changement.

Avec le devoir de vigilance, nous avons fait progresser le droit « dur », en interdisant certaines choses, mais je n’imagine pas que le combat pour une mondialisation et une économie plus humaines ne passe que par les tribunaux. Il faut s’appuyer également sur le droit « souple », incitatif ou volontaire. Il y a une face nord et une face sud, dans notre ascension. Le soft power citoyen, à l’aide de la RSE, constitue la voie sud.

Quel bilan dressez-vous du statut d’« entreprise à mission », créé en 2019, comme fer de lance d’une « moralisation du capitalisme » ?

Les entreprises à mission font partie de la face sud, qui permet de s’engager dans une voie autodéterminée, vers une orientation différente du profit à n’importe quel prix. Idéalement, la société à mission doit porter un mode de gouvernance cohérent avec la recherche de l’intérêt général et du bien commun. Comme dans l’économie sociale, avec une présence des salariés dans les conseils d’administration et de surveillance des entreprises.

Le limogeage d’Emmanuel Faber, PDG de Danone – entreprise à mission –, en raison d’une rentabilité jugée trop faible par les actionnaires, a pourtant démontré que ce statut n’était pas si protecteur…

C’est vrai aussi dans le domaine de l’économie sociale. Le statut ne protège pas complètement de certaines dérives, comme l’ont montré certaines grandes coopératives. Il faudrait faire en sorte que l’accomplissement d’une société à mission soit d’atteindre un score de RSE performant, si tant est que la RSE soit certifiée publiquement. Une société à mission, c’est un récit de gouvernance et d’intention. Mais ce récit doit être mesuré et évalué.

Ce mouvement de « moralisation » est critiqué, à gauche, car il prête aux entreprises des vertus morales, alors que le capitalisme est par essence amoral. Qu’en -pensez-vous ?

Je pense que l’entreprise est une organisation humaine, avec des consciences qui peuvent se confronter et s’articuler. C’est une communauté qui peut, sans que le droit intervienne, se donner les moyens d’atteindre des objectifs. Toute avancée est bonne à prendre. On peut aussi espérer que les avancées de la loi « souple » nourrissent une dynamique de droits « durs » : ce qu’on fait d’abord volontairement deviendra un jour obligatoire. Je ne pense pas que nous arriverons à transformer l’industrie du textile, qui incarne l’horreur économique et écologique aujourd’hui, uniquement à coups de procès. Il progressera aussi grâce à un label adossé sur des valeurs, et nous ne devons pas nous priver de la force volontaire des acteurs.

Monde
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