« Retour à Reims (fragments) », de Jean-Gabriel Périot : Les damnés de la terre
Avec Retour à Reims (fragments), Jean-Gabriel Périot signe un film-essai audacieux à partir du livre autobiographique de Didier Eribon publié il y a plus de dix ans et devenu un classique.
dans l’hebdo N° 1699 Acheter ce numéro
Le temps passant, Retour à Reims, de Didier Eribon, est devenu un classique. Publié en 2009 (1), ce livre hybride entre autoanalyse et réflexion de sociologie politique a recueilli d’emblée un écho considérable qui n’a fait que se renforcer. Déjà adapté au théâtre, il n’avait jamais été porté au cinéma. C’est désormais le cas avec Retour à Reims (fragments), de Jean-Gabriel Périot, présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en juillet 2021, puis diffusé sur Arte, et désormais sur grand écran.
Le parti pris de Jean-Gabriel Périot a été le suivant. D’une part, donner à entendre le texte d’Eribon, en de larges extraits, par la voix tendue d’Adèle Haenel. L’actrice personnalise aussi une orientation sexuelle minoritaire – qui renvoie à celle du sociologue. Le cinéaste a d’autre part puisé dans des images d’archives. Un procédé dont il s’était déjà servi dans certains de ses précédents films, courts ou longs métrages, dont Une jeunesse allemande, forte évocation des activistes outre-Rhin passés à la lutte armée dans les années 1970 (lire Politis, n° 1373, du 14 octobre 2015).
Pour nombre d’entre elles, il s’agit plus exactement d’extraits de films, y compris de fiction. On relève, entre autres, Zéro de conduite, de Jean Vigo, Celles qui s’en font, de Germaine Dulac, Pourvu qu’on ait l’ivresse, de Jean-Daniel Pollet, L’amour existe, de Maurice Pialat, Le Joli Mai, de Chris Marker, ou encore Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin. Plusieurs reportages de télévision sont également convoqués, de même que des films militants, réalisés dans les années 1960 et 1970.
Dans la première partie du film, à dominante sociologique, plus le texte contextualise ou généralise à partir du cas de la famille de Didier Eribon, plus la rencontre entre le texte et les images est cinématographiquement féconde. Les mots trouvent leur incarnation à travers les personnages apparaissant à l’écran. Ce sont une majorité de femmes prolétaires qui témoignent de leur existence d’épouses, de mères, et souvent d’ouvrières ou de femmes de ménage. La violence de l’exploitation capitaliste et patriarcale, (d)énoncée par le sociologue dans Retour à Reims, n’a plus rien d’abstrait : elle est tangible, palpable jusque sur le visage de ces femmes. Le parti pris esthétique du cinéaste permet d’éliminer toute position de surplomb : ce n’est pas un film sur elles, mais avec elles.
La seconde partie s’intéresse au vote de ces masses, passées du Parti communiste au Front national, après dilution de la conscience de classe, dont la gauche de gouvernement est désignée comme grandement responsable. Dès lors, le film devient lui-même plus théorique : la chair du réel s’efface pour laisser place à un discours. On sent que Jean-Gabriel Périot, adepte d’« un cinéma politique qui interroge de manière critique le monde tout en restant dans une inventivité formelle (2) », cherche à s’écarter de la simple illustration du texte. Des réminiscences godardiennes sont repérables (Tout est bien, film de la période mao de Godard, est d’ailleurs cité), qui pourraient créer un espace entre ce qui est dit et ce qui est montré. Ces tentatives ne sont pas toujours convaincantes. Et Retour à Reims (fragments) finit par assumer la forme traditionnelle du film-tract, avec une vision très volontariste sur l’espoir soulevé notamment par le mouvement des gilets jaunes. Cette perspective résonne étrangement aujourd’hui où les positions d’extrême droite, tous partis confondus, ont gagné plus d’un tiers de l’électorat.
(1) Fayard, repris en « Champs Essais » en 2010.
(2) Ce que peut le cinéma, conversation entre Jean-Gabriel Périot et Alain Brossat, La Découverte, 2018.