Des caméras thermiques françaises utilisées sur des blindés russes en Ukraine
Dans une vidéo sur YouTube, un Ukrainien démontre, preuves à l’appui, que la Russie utilise du matériel français sur ses blindés dans la guerre en Ukraine. Malgré l’embargo sur les armes, le savoir-faire militaire français se retrouve entre les mains des militaires russes.
Pavlo Kashchuk, rendu célèbre en Ukraine pour avoir fondé infocar.ua, le plus grand portail de vente automobile d’Ukraine, et youtubeur sur la chaîne du même nom, a publié une vidéo, jeudi 21 avril, montrant la présence de caméras thermiques Thales utilisées par la Russie dans la guerre en Ukraine. Les blindés équipés de cette technologie ont, selon lui, participé à tuer de nombreux civils comme à Boutcha. Il y a quelques semaines, le média d’investigation Disclose révélait que la France avait continué à fournir la Russie en équipement de guerre, dont ces caméras, après l’embargo de 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée.
La vidéo commence par montrer un cimetière de voitures à Boutcha. Pavlo Kashchuk se penche sur l’un des véhicules, traversé d’impacts de balles, et les restes du corps déchiqueté d’une femme assise à la place passager. Cette voiture, une Renault Sandero, a été prise en photo par des journalistes, le 7 avril 2022, lors de la retraite de l’armée russe à Boutcha. Dans la ville libérée, des dizaines de corps de civils jonchaient les rues. Plusieurs fosses communes ont été exhumées, elles contenaient des dizaines de cadavres. Des charniers ont aussi été découverts dans les caves. Le bilan définitif de ce massacre reste à ce jour inconnu.
La voiture a bien été retrouvée à l’entrée ouest de Boutcha. Politis a retrouvé le lieu précis grâce à Google Maps.
Sur le véhicule, des impacts de munitions de calibre 30 mm sont visibles. D’après Pavlo Kashchuk, la faible pénétration des munitions atteste de tirs de précision à longue distance. Pour lui, ces tirs proviennent d’un blindé équipé d’un système de visée très moderne permettant des tirs précis et lointains, ce qu’un équipement plus ancien ne pourrait réaliser. La suite de la vidéo montre un véhicule blindé ravi à l’armée russe.
En recoupant différentes photographies, Politis a pu localiser la capture de ce blindé par les Ukrainiens vers le 31 mars dans la région de Vorzel, à seulement 5 km de Boutcha. Il s’agit d’un BMD-4M, un véhicule de combat aéroporté modernisé et entré en service en 2016, soit deux ans après les sanctions contre la Russie. Il est équipé, entre autres, d’un canon de 30 mm 2A42 pouvant tirer jusqu’à 400 balles à la minute. La modernisation du BMD-4M consiste en l’installation d’équipements pour le tireur, prenant en compte le viseur stabilisé avec des canaux d’imagerie thermique et de télémétrie. Cet équipement permet au blindé de tirer à tout moment de la journée et par tous les temps. Durant les combats autour de Kyiv, de nombreux BMD-4M russes étaient présents et au moins 42 ont été détruits ou capturés par l’armée ukrainienne depuis le début de l’offensive d’après des experts.
Le BMD-4M de la vidéo a été identifié par Politis. Il a été capturé vers le 31 mars par des forces ukrainiennes vers la ville de Vozel à 5 km de Boutcha.
Les images présentées par Pavlo Kashchuk du système de visée et de sa caméra ne laissent pas de place au doute. Le boîtier de commande de la caméra est estampillé du logo de Thales, groupe français spécialisé dans l’aérospatiale, la défense et la sécurité. Sur l’étiquette de la caméra, plusieurs informations sont visibles. Il s’agit d’un modèle CATHERINE FC fabriqué en juin 2016 en Russie. Ce n’est pas la première fois que ce type de caméra apparaît sur du matériel russe, Disclose a révélé qu’une d’elles équipait déjà un char dans le Donbass, en 2014.
« Basée sur des technologies éprouvées sur le champ de bataille, la famille CATHERINE permet aux artilleurs, aux commandants et aux reconnaissances terrestres de voir à longue distance de jour comme de nuit, dans des conditions défavorables et à travers les barrières végétales et le camouflage », d’après la documentation de Thales. Ces caméras équipent d’autres blindés russes comme certains tanks T-90A. Au moins 17 T-90A ont été détruits ou capturés par les Ukrainiens depuis le début de la guerre.
Le blindé est équipé d’une caméra de visée thermique CATHERINE FC de Thales fabriquée en 2016.
La caméra a donc été fabriquée en Russie après embargo via une licence française de Thales qui a fourni les pièces en partenariat avec l’entreprise russe VOMZ, comme le prouve l’étiquette. VOMZ est une entreprise russe spécialisée dans la conception de viseurs militaires. Il n’est pas rare que les entreprises vendent des licences de fabrication ainsi que le matériel nécessaire à la conception plutôt que de vendre directement le produit.
Dans un document que Politis a pu lire, Rosoboronexport et Thales ont signé un accord de licence pour la production d’appareils d’imagerie thermique CATHERINE FC en 2009 pour équiper différents blindés. Rosoboronexport est une agence russe créée en 2000 par Vladimir Poutine, chargée de la mise en œuvre de la politique entre la Russie et les pays étrangers dans le domaine de la coopération militaro-industrielle. Le document confirme que la société VOMZ, membre du conglomérat de défense Rostec appartenant à l’État russe, fabrique ses caméras sous licence de Thales même après l’embargo de 2014.
Extrait d’un document de Rostec, conglomérat de défense appartenant à l’État russe, qui atteste un achat de licence à Thales en 2009 pour fabriquer des caméras CATHERINE FC pour équiper des blindés de l’armée russe.
D’après le document, en juin 2012, Rosoboronexport et Thales ont signé un autre contrat pour la fabrication de caméras CATHERINE XP de troisième génération. « L’appareil est plus compact que ses prédécesseurs, a une résolution plus claire et une plage de détection de cible améliorée. CATHERINE XP sera utilisé pour équiper les véhicules blindés en service en Russie et pour les véhicules de fabrication russe exportés. »
Contacté, le groupe Thales n’a pas donné suite à nos sollicitations pour le moment.
Post-scriptum
À la suite de nos sollicitations, le groupe Thales a fait parvenir à Politis une réponse par mail. L’entreprise, consciente des images qui circulent sur l’utilisation de son matériel sur le front ukrainien, dit partager « l’émotion suscitée par ces images ». Le groupe annonce respecter les réglementations françaises et internationales sur « l’application des sanctions européennes de 2014 à l’égard de la Russie ».
« Aucun contrat d’export d’équipement de défense n’a été signé avec la Russie depuis 2014 et aucune livraison n’a été effectuée à la Russie depuis le début du conflit en Ukraine », ce qui confirme les informations publiées par Disclose sur les livraisons post-embargo. Thales a en effet pu continuer ses livraisons après 2014 grâce à la clause dite « du grand-père ». Si le contrat est passé avant l’embargo, alors il peut être honoré dans sa totalité.
Enfin, « Thales a pris la décision de cesser ses activités en Russie » au regard de la guerre actuelle.
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