La gauche dans les affres du vote utile
À quelques jours du premier tour, certains électeurs hésitent encore, partagés entre la possibilité d’éliminer l’extrême droite et des désaccords avec le candidat insoumis.
dans l’hebdo N° 1700 Acheter ce numéro
D’habitude léger de quelques grammes, le bulletin de vote qui sera glissé dans l’enveloppe, dimanche 10 avril, risque d’avoir, pour de nombreux électeurs, un poids plus conséquent. Comme alourdi par la difficulté de leur décision. Hésitants, ballottés, dégoûtés, culpabilisés, nouvellement séduits ou depuis toujours convaincus : ces positions sont autant de variables dans l’équation Mélenchon, seul candidat de gauche à pouvoir espérer une participation au second tour. « Cette élection est l’une des plus dures que j’ai jamais connues », regrette Bernadette, 69 ans, ancienne directrice d’une bibliothèque et sympathisante du Parti communiste. Si pour Louise, jeune professeure des écoles, « le choix est fait : ce sera Mélenchon », pour d’autres qui se heurtent à leurs convictions, les vents contraires persistent ou s’intensifient encore. Une véritable tempête sous les crânes.
Depuis plusieurs semaines, le candidat de La France insoumise s’est installé sur la confortable, mais insuffisante, troisième marche du podium. Pour coiffer Marine Le Pen au poteau, il lui faut compter sur les départs des autres partis de gauche, puisque rassemblement il n’y a pas eu. Une bascule qui, en théorie, pourrait représenter un bond de 4,5 points si l’on ne prend que les électeurs écologistes, communistes et socialistes favorables à ce transfert, selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès. Autant de citoyens qui ne portent pas naturellement le député des Bouches-du-Rhône dans leur cœur. « J’hésiterai jusqu’à dimanche », explique Hélène, coincée entre le bulletin LFI, celui mentionnant Philippe Poutou et l’abstention. « Un jour, je suis à 50/50 et le lendemain, à 60/40 en faveur de Mélenchon. Le départage se fera au dernier moment », présage-t-elle. La quasi-trentenairele sait : elle est victime du vote utile. Ou du « vote efficace », selon l’expression préférée par le candidat insoumis, pour contrer l’extrême droite. « Petit à petit, les sondages ont montré qu’il avait une chance. Donc je me suis dit : est-ce qu’on ne peut pas essayer ? »
« Ce n’est pas un vote d’adhésion, mais une chance pour la gauche dans ce pays. »
Entonné par l’équipe du candidat et de nombreuses personnalités de la société civile, le refrain du vote utile virevolte dans les oreilles. Quitte à saturer un peu. « Il y a cette culpabilisation très lourde portée sur celles et ceux qui hésitent. Jouer ce jeu du vote utile, c’est adhérer à un système basé sur la conquête du pouvoir, que je rejette », confesse Mathilde, administratrice de compagnie de théâtre à Brest et elle aussi sympathisante de Poutou.Ce refrain parvient quand même à attirer de nouvelles venues, comme Marie. « Ce n’est pas un vote d’adhésion, mais une chance pour la gauche dans ce pays », indique celle qui « ne supporte plus de voir le débat pris en otage par l’extrême droite ». « Il faut être pragmatique : c’est notre seule possibilité pour faire entendre d’autres priorités », complète Paul (1), qui s’est rendu au meeting de Jean-Luc Mélenchon à Toulouse, dimanche 3 avril. Pour Lucie (1), plus qu’un vote utile, c’est un « vote vital ». Un outil « de dégagisme du néolibéralisme et du fascisme ». L’orthophoniste de 36 ans, qui vit à Marseille, a l’habitude de voter pour le NPA « pour rendre audible une certaine parole révolutionnaire ».
Bien qu’elle reste « hésitante », Lucie justifie son choix pour le candidat insoumis en précisant que, « quand on est de gauche et un minimum militant, on peut lutter contre certains désaccords plus tard ». Elle critique ce fantôme du « vote pur, où il faudrait adhérer à 100 % à des centaines de mesures ». Pour elle, cette posture brouille les priorités. Notamment le combat contre Emmanuel Macron, dont les mesures sur le médico-social ont « énormément impacté le secteur ». « C’est déjà pesant pour moi, alors pour les personnes plus précaires que je fréquente… » Preuve que ce bulletin ne va pas de soi, elle précise tout de même avoir « gardé longtemps pour [elle] » son vote, avant de faire son « coming out Mélenchon » auprès d’amis anticapitalistes.
Une personnalité « clivante »
L’une des difficultés, pour Sylvain et d’autres, réside dans la personnalité du candidat. « Je la trouve très clivante », pointe celui qui travaille dans un milieu plutôt hostile à la gauche : la finance. Alors qu’il apprécie « de nombreux points de son programme, notamment sur la fiscalité », la vision « égocentrique du pouvoir » que porterait Mélenchon le dérange, même s’il pense voter pour lui dimanche. « C’est paradoxal car il réclame une VIe République, avec un rôle du président plus diminué, mais son attitude colle parfaitement avec le régime actuel », poursuit-il. Cette volonté d’être absolument au centre de la gauche l’a aussi conduit à souvent « écraser les autres partis », pour Stéphane, dessinateur de 47 ans. Certains concèdent toutefois que cet habit de tribun, voire ce « culte de la personnalité », selon les mots de Louise, sont nécessaires pour espérer une victoire dans le cadre actuel des institutions. Même si la professeure des écoles s’était éloignée de lui précisément pour cette raison. « Les gens qui veulent trop le pouvoir me font peur », décrit celle qui avait voté Benoît Hamon en 2017, « pour sa personnalité réservée ». Téo, étudiant de 22 ans en licence audiovisuelle à Marseille, se retrouve dans ces critiques. « Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais voté Jadot, explique-t-il, parce que ce trait de caractère est inexistant chez lui. »
Un des moments incontournables qui jaillissent des mémoires reste le fameux : « La République, c’est moi ! » lancé aux policiers venus perquisitionner le siège de La France insoumise, en octobre 2018, dans le cadre de deux enquêtes préliminaires du parquet de Paris sur les comptes de la campagne présidentielle de 2017 et sur les conditions d’emploi d’assistants d’eurodéputés du parti. Un épisode qui lui a valu, ainsi que pour cinq autres membres de son équipe, une comparution pour « actes d’intimidation contre l’autorité judiciaire, rébellion et provocation », en septembre 2019. « C’est une faute politique », pour Stéphane. « Mais c’est dur aussi de faire toute une carrière politique avec des médias contre lui », ajoute-t-il. Une critique à l’égard des journalistes que reprend à son compte Benjamin, 30 ans, doctorant en science politique. « L’émission “Quotidien” a diffusé tous les soirs ce passage dans le jingle d’une chronique. Cette séquence médiatique constamment rabâchée par les anti-mélenchonistes comme une raison suffisante de ne pas voter pour lui m’a convaincu de faire l’inverse », explique-t-il, reconnaissant tout de même que ce passage l’avait « gêné ».
Un des moments jaillissant des mémoires reste le fameux : « La République, c’est moi ! »
Cet électeur, qui était plutôt « vieille gauche communiste il y a encore quelques années » mais est aujourd’hui convaincu par Mélenchon, essaie de remettre en perspective ces « quelques excès de tempérament » par rapport à toutes ses autres « bonnes apparitions ». Mais aussi de montrer le « deux poids, deux mesures » du traitement médiatique avec la gauche radicale. « Combien de “petites phrases” d’Emmanuel Macron avons-nous entendues pendant le quinquennat ? » interroge-t-il. « C’est dommage de résumer dix ans de construction de programme à dix secondes de colère. »
Au-delà de cet épisode, le style de tribun ne lui est pas insupportable. Le doctorant défend d’ailleurs cette « langue de l’agora », qu’il préfère à celle « de ces macronistes soupeux et tièdes ». « Une image conventionnelle des politiques » qu’Éva, habitante d’Athis-Mons, remet aussi en question. « Je préfère voir un Mélenchon parler avec ses tripes plutôt que quelqu’un qui s’adonne aux convenances et à la langue de bois », explique celle qui a d’abord hésité avec Fabien Roussel. Mais le soupçon d’emploi fictif qui pèse sur lui l’a poussée à changer d’avis : « Il a volé cet argent de nos poches, alors qu’elles ne sont déjà pas bien remplies ! » Vient le tour de Yannick Jadot. « C’était mon premier candidat sur Elyze », précise-t-elle, du nom de l’application décriée pour son fonctionnement mais massivement utilisée lors de la campagne. Preuve, peut-être, de l’indécision de nombreux électeurs mais aussi de l’absence de débats entre les candidats.
Dépasser ses contradictions
L’Europe est l’un des sujets sur lesquels Pierre aurait aimé entendre discuter les prétendants à l’Élysée. Car c’est, pour lui et de nombreux électeurs, un point de crispation avec Mélenchon, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine. Lui critique la « position forcément confrontationnelle avec les autres pays ». « Être dans cette logique, selon lui, diminue les marges de manœuvre de la France. » Mais le fonctionnaire n’est pas « de ceux qui considèrent que Mélenchon est un agent de Poutine. C’est faux. Il ne faut pas non plus tomber dans la caricature ». Une référence à peine voilée à Yannick Jadot et Anne Hidalgo. Pierre a lu attentivement le programme et constate que Mélenchon est hostile à la construction d’une Europe de la défense, tout en étant pour la sortie de l’Otan. « Cette position n’est pas crédible », lâche-t-il. Pourtant, lui non plus n’est pas un « enthousiaste de l’atlantisme ». Une position qui l’empêche de se tourner vers le candidat écologiste, dont il n’aime pas l’absence de charisme, contrairement à Mélenchon, « qui sait parler ». D’autres enfin dénoncent ses positions lors de la guerre en Syrie où, sous couvert de lutte contre Daech, l’insoumis avait fait « preuve de complaisance » à l’égard de l’intervention russe. Refusant de croire que les bombardements pilotés depuis le Kremlin tuaient des populations civiles, il avançait que ce discours appartenait à la « propagande des États-Unis ». S’il ne met pas ces sujets sous le tapis, Damien (1) estime que « Macron est un tel épouvantail politique que les scrupules à voter Mélenchon se sont atténués ».
À l’instar de Damien, chacun fait sa petite tambouille pour y voir clair dans son vote, quitte à passer au-delà de quelques contradictions. « Mon choix va se fonder uniquement sur des calculs et des stratégies étranges », regrette Dimitri (1). L’une de ces « stratégies », pour Stéphane, réside aussi dans la reconfiguration de la gauche. Et la clarté que devront apporter les autres candidats progressistes face à un éventuel duel Macron-Mélenchon. « À gauche, on pourra compter nos forces. Jadot, Hidalgo, Taubira : quelle consigne de vote ? » sourit-il d’avance, en réfléchissant à ces législatives desquelles pourrait émerger une « grande force d’opposition ». À gauche, faute de rassemblement par le haut, celui-ci pourrait se construire par le bas. Non sans difficultés.
(1) Les prénoms ont été modifiés