La gauche prise en main par les électeurs
En portant Jean-Luc Mélenchon à près de 22 %, ils ont montré, contre les vieux appareils, leur aspiration à l’union devant la montée des périls. Et fait naître un espoir en vue des législatives.
dans l’hebdo N° 1701 Acheter ce numéro
Le dégagisme, comme les tremblements de terre, a ses répliques. Sur l’échelle de Richter politique, l’ampleur de celle qui s’est produite dimanche n’est pas moins forte que la secousse de 2017. La décomposition initiée il y a cinq ans a connu une accélération brutale. Avec l’effondrement historique des deux partis politiques autour desquels la vie politique s’est organisée durant près de soixante ans, le bipartisme qui avait fait les beaux jours de la Cinquième République n’est plus. À sa place, les électeurs ont consacré une tripartition avec trois candidats écrasant tous les autres.
À eux trois, Emmanuel Macron (27,84 %), Marine Le Pen (23,15 %) et Jean-Luc Mélenchon (21,95 %) totalisent en effet près des trois quarts des suffrages exprimés et plus de la moitié (52,6 %) des électeurs inscrits, le scrutin ayant été marqué par une nouvelle poussée de l’abstention (26,31 %). Se découvre ainsi une France fragmentée autour de trois pôles : un pôle central, gestionnaire et néolibéral, agglomérant autour du président sortant des pans entiers de la social-démocratie et une partie de la droite ; un pôle social et écologiste dont le candidat de l’Union populaire est devenu le leader incontestable ; un pôle d’extrême droite qui, avec l’appoint des électeurs d’Éric Zemmour (7,07 %) et de Nicolas Dupont-Aignan (2,06 %), qui tous deux ont appelé à se reporter sur Marine Le Pen au second tour, n’a jamais été aussi fort, totalisant près d’un tiers des électeurs. Un morcellement qui rend le duel Macron-Le Pen du 24 avril beaucoup plus incertain qu’en 2017.
Arrivant en tête du scrutin, Emmanuel Macron fait mieux qu’en 2017. Il avait alors rassemblé 24,01 % des voix. Le président sortant interprète ce résultat comme un soutien renforcé à son projet. Il apparaît toutefois plus fragile qu’il ne le dit. En gagnant seulement 3,8 points, il ne profite pas de l’effondrement historique du parti Les Républicains, dont la candidate, Valérie Pécresse, n’obtient que 4,78 %, bien loin des 20 % qui s’étaient portés en 2017 sur François Fillon. Malgré les ralliements ces derniers mois de très nombreux élus et cadres en provenance de ce camp, comme les anciens ministres Jean-Pierre Raffarin, Éric Woerth, Catherine Vautrin, Christian Estrosi ou Renaud Muselier, satisfaits de son action à la tête du pays ou séduits par son projet, l’une et l’autre n’étant ni de gauche ni écologiste, et en rien « progressiste » comme il voudrait le faire croire. Cette faible progression traduit en revanche un fort sentiment anti-Macron, dont Marine Le Pen espère bien profiter.
Un pays plus fracturé que jamais. Avec un clivage générationnel très marqué.
Si Anne Hidalgo, Fabien Roussel et Yannick Jadot ont immédiatement appelé à « voter contre l’extrême droite » en se « servant du bulletin de vote Emmanuel Macron », et ont été remerciés pour cela par Emmanuel Macron dans son allocution prononcée dimanche soir devant ses supporteurs, d’autres ont opté pour une autre formule. « Il ne faut pas donner une seule voix à Mme Le Pen », a pour sa part martelé Jean-Luc Mélenchon dimanche soir au Cirque d’hiver. Un « message », répété quatre fois pour être bien compris des commentateurs malveillants, assorti d’un avertissement à ses électeurs qui seraient tentés de dégager Macron en votant Le Pen : « Je connais votre colère. Ne vous abandonnez pas à ce qu’elle vienne à vous faire commettre des erreurs qui seraient définitivement irréparables. » Si Valérie Pécresse a indiqué qu’elle voterait « en conscience pour Emmanuel Macron », c’est à titre personnel, « parce que les Français sont libres et c’est eux qui votent », avait-elle expliqué le 8 avril sur France Inter.
Ces consignes de vote n’ont plus la même influence qu’auparavant sur des électeurs dont les affiliations et préférences partisanes ont volé en éclats depuis quelques années déjà. Le scrutin du 10 avril offre une éclatante illustration de cette désaffiliation. Les Républicains, le Parti socialiste et dans une moindre mesure le Pôle écologiste, illusionnés par leurs bons résultats aux élections municipales, régionales et départementales, en ont fait l’amère expérience.
À Paris, dans son fief, Anne Hidalgo (1,75 % au niveau national) n’honore pas la devise de la ville, « fluctuat nec mergitur », en sombrant littéralement. Elle n’engrange que 22 935 petites voix sur 1 368 025 inscrits pour un maigre 2,17 % ! Valérie Pécresse n’est guère plus reconnue comme une possible présidente de la République en Île-de-France. La présidente de la région capitale y recueille 6,19 % des voix, quand Mélenchon (30,24 %) devance Macron (30,19 %) de près de 2 800 voix. Dans les villes gérées par le PS, parfois depuis longtemps, où la candidate du parti du poing à la rose est laminée, les électeurs ont fréquemment porté Jean-Luc Mélenchon en tête comme à Lille (40,53 %), Rennes (36,31 %), Nantes (33,03 %) ou Montpellier (40,73 %). Le candidat de l’Union populaire est également en tête dans plusieurs villes conquises en 2020 par Europe écologie-Les Verts (EELV), où il devance très largement Yannick Jadot. C’est le cas à Strasbourg (35,38 % contre 6,41 %), Grenoble (38,94 % contre 8,95 %), Poitiers (34,41 % contre 6,98 %), Colombes (36,07 % contre 5,77 %), mais aussi dans six des neuf arrondissements de Lyon. Le constat est le même dans les villes administrées par le Parti communiste.
La déconnexion entre les élections locales et nationales n’est jamais apparue aussi grande. Signe que les électeurs perçoivent les enjeux de chaque type de scrutin. Cela laisse aux formations politiques rassemblées au sein du Pôle écologiste ainsi qu’aux socialistes et aux communistes quelques raisons d’espérer un retour à meilleure fortune dans d’autres scrutins. À condition d’arriver à se relever financièrement de cette élection présidentielle, les scores respectifs de Yannick Jadot (4,63 %), de Fabien Roussel (2,28 %) et d’Anne Hidalgo (1,75 %) n’ouvrant pas droit au remboursement des frais de campagne.
À condition aussi que les électeurs ne leur tiennent pas rigueur d’avoir voulu barrer la route du second tour à Jean-Luc Mélenchon, dont il était patent qu’il était le mieux placé dans le camp de la gauche et de l’écologie pour y parvenir, et déjouer le scénario annoncé du duel Macron-Le Pen. Des semaines durant, et jusqu’au dernier jour de la campagne officielle, alors que les sondages ne laissaient plus guère de doute sur leur piètre résultat, Fabien Roussel, Yannick Jadot et plus encore Anne Hidalgo n’auront pas ménagé leurs efforts pour tenter de disqualifier le candidat de l’Union populaire, concentrant sur lui leurs attaques, bien davantage que sur Marine Le Pen ou Emmanuel Macron.
Ils n’ont pu empêcher le candidat de l’Union populaire de bénéficier dans les derniers jours de la campagne d’un effet « vote utile » – lui préférait parler de « vote efficace » – dont ils ont fait les frais. Mais les quelques points grappillés aux faibles pourcentages d’intention de vote des uns et des autres mesurés à l’ouverture de la campagne officielle, mi-mars, n’expliquent pas seuls la « remontada » de Mélenchon dans les tout derniers jours précédant le scrutin. Pour parvenir à près de 22 %, le député de Marseille a aussi mobilisé une petite partie des abstentionnistes, singulièrement parmi les jeunes et les classes populaires. Son résultat est aussi le reflet de l’aspiration à l’unité de la gauche et des écologistes, mise en lumière par les 467 000 inscrits à la Primaire populaire. Ces électeurs qui rêvaient d’unité pour faire gagner la gauche et l’écologie, sans parvenir à l’obtenir des formations politiques, ont trouvé dans le bulletin Mélenchon un débouché à leur aspiration.
Dimanche soir, au Cirque d’hiver, tout en se félicitant de son résultat, meilleur qu’en 2017 malgré l’absence de soutien des communistes, Jean-Luc Mélenchon n’a pas caché « la violence de la déception » qui était la sienne et celle de ses militants et électeurs « en pensant à tout ce qui aurait été entrepris et qui ne le sera pas ». Au vu des 421 421 voix qui lui ont manqué pour doubler Marine Le Pen et porter le débat sur les thèmes de la gauche sociale et écologique, les 802 615 voix de Fabien Roussel pèsent lourd.
La déconnexion entre les élections locales et nationales n’est jamais apparue aussi grande.
L’ancien allié communiste avait décidé lors de son congrès, à l’automne 2018, de partir sous ses couleurs dans les scrutins nationaux. Ce fut le cas aux européennes (2,49 %), sans succès. Si certains cadres se consolent de l’échec de leur secrétaire national en notant, comme le rapporte L’Humanité (12 avril) qu’il « a réussi à redonner un visage à son parti, qui n’avait pas eu de candidat depuis 2007, gagnant au passage 95 347 voix » – candidate du PCF, Marie-George Buffet avait obtenu 1,93 % –, certains propos du candidat sur ses concurrents pourraient laisser des traces, notamment à l’occasion des législatives.
« Ça fait longtemps que le PS ne parle plus qu’aux bobos des villes et Mélenchon à la fraction radicalisée des quartiers populaires. Moi je parle au peuple », disait-il dans Le Journal du dimanche (6 mars 2022). Le peuple ne l’a pas entendu ainsi. Y compris chez lui. À Saint-Amand-Les-Eaux (Nord), ville communiste dont il est conseiller municipal, il est devancé de 7,5 points par Marine Le Pen (28,67 %). L’échec est encore plus notable dans sa circonscription : quatrième derrière la candidate d’extrême droite (39,94 %), Macron (19,27 %) et Mélenchon (17,4 %), il n’y rassemble que 12,41 % des suffrages exprimés. Et « les jours heureux » promis débouchent sur un cauchemar.
Celui d’un pays plus fracturé que jamais. Avec un clivage générationnel très marqué. Selon une étude d’Ipsos-Steria, Jean-Luc Mélenchon arrive en tête chez les jeunes – environ 31 % chez les 18-24 ans et 34 % chez les 25-34 – quand Emmanuel Macron cartonne auprès des plus de 60 ans (30 %) et surtout les plus de 70 ans (41 %), les catégories d’âge les plus participatives aux scrutins, tandis que Marine Le Pen l’emporte auprès des 35-59 ans (entre 28 et 30 %).
Si le vote Macron peut être caractérisé comme un vote urbain, celui pour Mélenchon l’est encore davantage et marqué par des scores impressionnants dans les métropoles – il a réuni 31 % des suffrages dans les villes de plus de 100 000 habitants, devant Macron (26 %) et plus encore Le Pen (16 %) –, à l’inverse c’est dans les moyennes, petites et très petites communes que Marine Le Pen engrange des voix. Elle arrive ainsi en tête dans plus de 20 000 communes.
Pour Mathieu Gallard, directeur de recherche à Ipsos, l’opposition entre Macron et Le Pen est toutefois moins géographique que sociale. Elle oppose une France qui va bien et une France pessimiste : 43 % de ceux qui sont « très satisfaits de leur vie » ont voté Macron et 21 % Le Pen, alors que 46 % de ceux qui ne sont « pas du tout satisfaits de leur vie » ont voté Le Pen et… 4 % Macron. Les électeurs de Mélenchon sont à peu près à mi-chemin des deux. Ce clivage qui mêle la réalité sociale vécue et sa perception émotionnelle, est sans doute le plus important dans la perspective d’un second tour. Sur les « insatisfaits », après cinq ans de présidence Macron, les leçons de morale des bien logés, bien nourris ont toutes les chances d’être inaudibles. Et c’est la raison qui rend le pire possible.