Le complotisme, arme de guerre

Très présente sur la guerre en Ukraine et avant cela sur la pandémie et les vaccins, la complosphère française est une pièce maîtresse dans la doctrine stratégique du Kremlin.

Daphné Deschamps  • 13 avril 2022 abonné·es
Le complotisme, arme de guerre
L’ex-LR, désormais RN, Thierry Mariani devant un monument aux soldats russes à Simferopol, dans la Crimée annexée par la Russie, en 2016.
© Alexandr Polegenko / Sputnik / Sputnik via AFP

Bertrand Scholler est un personnage intéressant. Marchand d’art, ingénieur de formation, il a épousé une femme d’origine russe. C’est d’apparence un homme assez banal. Mais il donne son opinion, de temps en temps, sur l’invasion russe en Ukraine. Bertrand Scholler diffuse toute une série de fausses informations sur le conflit, allant jusqu’à la négation de massacres comme celui de Boutcha, où des dizaines de cadavres aux mains et aux jambes ligotées, dans la rue ou dans des fosses communes, ont été découverts après le repli des troupes russes. Pour Scholler, comme pour des milliers d’autres complotistes, ce massacre et les autres exactions de l’armée russe en Ukraine ne sont qu’une mise en scène destinée à monter l’opinion contre Poutine, et en faveur du gouvernement ukrainien, de l’Otan, et plus globalement des gouvernances occidentales. Tous les jours, des centaines de messages sur Twitter, Telegram, Gettr, Facebook, Instagram viennent questionner le récit de la guerre en Ukraine, les images de soldats, les évacuations, l’origine des réfugiés, les bombardements, et l’horreur du conflit qui se déroule à l’est de l’Europe. Postés aussi bien par des individus avec dix abonnés que sur des boucles suivies par 150 000 personnes, ces messages relaient la propagande du Kremlin. Ils la devancent même parfois.

Deux théories circulent actuellement de manière très active chez les complotistes français au sujet de la guerre en Ukraine, donnant le beau rôle à Vladimir Poutine. La première, désormais bien connue puisque mise en avant par la communication de Moscou, c’est celle d’une Ukraine totalement contrôlée par des néonazis. « C’est une vieille théorie, un truc ancien qui date de la guerre au Donbass, et qui est notamment axé autour de la fameuse division Azov, qui existe évidemment », analyse Samuel Laurent, grand reporter au Monde qui suit les mouvances complotistes. « Ils ont réutilisé cette propagande en l’exagérant, mais comme c’était un narratif préconstruit, et diffusé sur des sites pro-Kremlin depuis 2014, ils n’ont eu qu’à le ressortir pour justifier l’invasion. » Et si l’argument de la dénazification fonctionne si bien dans la société russe, il touche aussi les complotistes occidentaux, chez qui il renforce l’idée qu’eux seuls connaissent la vérité, et font partie du « camp du bien ». _« Ceux que l’on appelle communément les complotistes sont des gens qui partagent au niveau intra-communautaire un système de croyances ultra-méfiant envers le système de gouvernance libérale, ce qui crée une porosité entre ces communautés », analyse Stéphanie Lamy, spécialiste des opérations de désinformation et autrice d’Agora Toxica, qui analyse les méthodes des mouvances antidémocratiques sur les réseaux sociaux, où elle a repéré notamment le profil de Bertrand Scholler. « Les complotistes voient le débat public comme une arène discursive, à investir de manière belligérante, afin de dominer le camp adverse. Dans leur système de croyances, on peut inscrire différents thèmes, comme l’Ukraine, mais aussi le covid-19, la pédocriminalité, ou encore les élections présidentielles. »

« Ils savent se servir de l’air du temps et utiliser les narratifs antisystèmes de chaque pays. »

Car une grande partie des complotistes qui s’intéressent à la guerre en Ukraine sont aussi anti-vaccins, anti-masques… et c’est une dynamique qui est encouragée par l’appareil russe, qui travaille depuis des années un « soft power » auprès de tous les groupes ayant un potentiel de « décrédibilisation du modèle de gouvernance démocratique en Occident, en les alimentant notamment en éléments de langage, explique Stéphanie Lamy. C’est leur objectif premier, affaiblir le système international fondé sur le droit, et instaurer une méfiance vis-à-vis des institutions et des gouvernances peut passer par l’aggravation des failles sociétales, par exemple par rapport à la stratégie sanitaire ». Pour elle, la Russie est dans une stratégie de désinformation « DARVO », pour « deny, attack, reverse victim and offender », soit nier, attaquer, inverser les rôles victime/agresseur. « C’est la Russie qui attaque l’Ukraine, et elle veut se faire passer pour le bon camp chez les complotistes. Pour mettre en place une stratégie DARVO, le Kremlin déploie plusieurs tactiques de campagne de désinformation, dans une chaîne de production et de distribution d’armes sémantiques. Ces intox sont ensuite amplifiées à travers des communautés qui peuvent être proches du Kremlin, ou, notamment la sphère antivax, qui ont été déjà cooptées depuis un moment par Moscou », décrit-elle.

Ces infox peuvent être utilisées dans la propagande officielle, comme l’argument de la dénazification, dont la diplomatie russe use, mais aussi prendre des formes beaucoup plus hors-sol. La dernière justification en date qui tourne dans les boucles Telegram complotistes est liée au covid, comme c’est le cas d’une grande partie d’entre elles depuis le début de la pandémie. Le virus aurait donc été créé en laboratoire, non pas en Chine, mais dans des « biolabs high-tech top secret de l’Otan », situés en Ukraine, et une nouvelle version serait en préparation, « prête à être disséminée en Russie par des oiseaux infectés ». Poutine aurait donc attaqué préventivement l’Ukraine, pour se défendre. Sauf que cette théorie, comme beaucoup, vient des États-Unis, et ne repose sur… rien. « C’est une idée qui s’est baladée dans les milieux QAnon américains (1)_, qui a été ensuite récupérée par la Russie quand elle a vu que ce narratif existait »_, raconte Samuel Laurent. « C’est aussi l’intelligence des propagandistes du Kremlin de ne pas seulement diffuser leurs théories, mais de savoir se servir de l’air du temps et d’utiliser les narratifs des communautés antisystème de chaque pays, avec ce qu’on appelle les “trolls russes”. » Ces trolls, ce sont des comptes russophiles sur les réseaux sociaux, qui diffusent, voire créent de la propagande pro-Moscou. Leur degré d’organisation ainsi que leur réelle influence sont en partie inconnus. « Dès le début du conflit, des tas de compte français, certains anciens, d’autres très récents, se sont mis à ne plus parler que de la guerre, en poussant les narratifs du Kremlin, se souvient Samuel Laurent. On ne sait pas quelle était la part des gens qui leur était déjà acquise et quelle part a épousé cette narration récemment, mais ce sont deux phénomènes qui coexistent. »

Ces théories et cette narration sont poussées par Moscou à travers les comptes officiels russes sur les réseaux sociaux. Mais pas seulement. Car dans toutes ces communautés, il y a des leaders, les « stars », comme Silvano Trotta, suivi par 157 000 personnes sur le réseau social Telegram, l’ancien journaliste André Bercoff, qui compte 163 000 abonnés sur Twitter, ou encore l’ancien sénateur centriste Yves Pozzo di Borgo, 61 000 abonnés sur le réseau social à l’oiseau bleu. Trotta vient des milieux conspirationnistes, où circulent des aliens ayant accès au contrôle mental en passant par les chemtrails. Mais c’est la pandémie qui l’a propulsé sur le devant de la scène, permettant à sa chaîne Youtube d’exploser. Ses comptes sur les réseaux sociaux, où il est prolifique, affichent plusieurs dizaines de messages par jour. Pour lui, évidemment, tout est lié : le covid, il n’en connaît pas l’origine, mais Jacques Attali, oui, bien sûr. Après tout, c’est un globaliste, lié au complot pédo-sataniste mondial qui a pour but de mettre en place un « grand plan » de contrôle de l’humanité, qui passe par un trafic d’êtres humains dans une pizzeria américaine (le « Pizza Gate » des QAnon) ou l’empoisonnement progressif de l’humanité fait par les avions de ligne (les chemtrails). Enfin, selon Trotta et sa communauté. Dans un autre style, Bercoff, ancien journaliste de gauche, s’est rapproché à partir des années 2010 des mouvances identitaires et complotistes d’Alain Soral et des QAnon qui dénoncent un trucage de l’élection présidentielle américaine de 2020. La pandémie lui a offert un boulevard de désinformation qu’il a relayé sans filtre sur Sud Radio. Avec le conflit en Ukraine, il s’est mis à relativiser la responsabilité de Vladimir Poutine en rejetant la faute sur l’Otan, et sur les États-Unis de Joe Biden. Quant à Pozzo di Borgo, il a effectué en 2015 un voyage controversé en Crimée occupée, en compagnie de l’ancien député et désormais membre du Rassemblement national Thierry Mariani. Depuis, il s’est transformé en relai actif du complotisme, notamment sur le conflit russo-ukrainien. La Russie entretient des relations avec ce type de personnalités. En 2012, l’ambassade de Russie en France avait invité plusieurs blogueurs, comme Olivier Berruyer, accusé aujourd’hui de relayer des auteurs conspirationnistes, et la propagande de Moscou depuis la crise du Donbass. Selon Stéphanie Lamy, ces relais « stars » lancent les mécanismes « DARVO », qui sont ensuite repris par le reste de la complosphère.

Les complotistes cherchent la « vérité » que le système médiatique leur « cache ». Ils se tournent donc vers des médias « nouveaux », ce qui ouvre des boulevards à des chaînes de propagande comme RT ou Sputnik, ou à des chaînes Youtube et des canaux alternatifs, et ce, quels que soient leur support. Ce qui les rend difficile à quantifier, et à surveiller : « Sur Facebook, tout se passe sur des groupes privés. Sur Telegram, si on ne connaît pas le nom des canaux, ils sont invisibles. Il peut y avoir des canaux à 300 000 abonnés sur Telegram à coté desquels on passe complètement », expose Samuel Laurent.

(1) QAnon est un mouvement complotiste américain pro-Trump né de la détestation d’Hillary Clinton et des « élites démocrates satanistes et pédophiles ».

Monde
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