« Le Monde après nous », de Louda Ben Salah-Cazanas : L’économie du couple
Dans Le Monde après nous, Louda Ben Salah-Cazanas raconte avec tact une histoire d’amour au temps de la précarité.
dans l’hebdo N° 1702 Acheter ce numéro
L e Monde après nous conte une histoire d’amour. La belle affaire, direz-vous, tant le cinéma semble avoir été inventé pour ne raconter que cela ! Sans doute. Même s’il n’est pas anodin que les premiers films des frères Lumière montrent l’entrée en gare d’un train ou une sortie d’usine. Deux êtres ne se rencontrent jamais in abstracto, et s’ils tombent amoureux, c’est dans un monde matériel, en mouvement, traversé par des antagonismes sociaux.
Le Monde après nous met donc en scène Labidi (Aurélien Gabrielli), en proie à un coup de foudre à la vue d’Elisa (Louise Chevillotte). Labidi n’a rien d’un tombeur, n’est pas sûr de lui et aborde comme il peut la jeune femme – la scène est pleine d’humour, il y en aura d’autres ainsi. Auparavant, le cinéaste a placé deux séquences qui, en moins de deux minutes, situent son personnage – ce qui atteste un sens certain de l’ellipse dans la narration, contribuant à la sensation de légèreté qui imprègne le film. On apprend que Labidi est un écrivain en devenir. Puis le jeune homme, qui habite Paris, se rend chez ses parents (Saadia Bentaïeb et Jacques Nolot), modestes cafetiers à Lyon. Sa mère (tunisienne – le personnage a deux cultures en partage) lui glisse quelques billets de 20 euros en guise de soutien. Le plan sur cet argent est capital : il annonce combien en avoir ou pas sera décisif pour la suite de son histoire d’amour.
On aura compris que Labidi en est démuni. Il est coursier pour Deliveroo, ce qui est notoirement insuffisant pour assumer le loyer parisien d’un appartement abritant deux personnes – car les amoureux forment désormais un couple. Le jeune homme consacre davantage d’énergie à élaborer des stratagèmes, pas toujours légaux, pour récupérer de l’argent qu’à écrire son roman, sur lequel une éditrice a pourtant mis une option.
Labidi et Elisa ne peuvent vivre seulement d’amour et d’eau fraîche, même s’ils vivent aussi d’amour. Le romantisme se mêle de matérialisme, surtout quand on vient d’un milieu non favorisé et qu’on tente de mener à bien une activité artistique. Cette histoire citadine est furieusement contemporaine (un terme que l’on entend, comme un clin d’œil, dans le film). Et la part autobiographique évidente.
Plutôt que de verser dans un naturalisme convenu, Louda Ben Salah-Cazanas a parsemé de traits ironiques la réalité à laquelle sont confrontés ses personnages. Tout est matière à compétition : la location d’un appartement, où quelques regards entre candidats suffisent à suggérer la rivalité ; la publication d’un premier roman, qu’un ancien camarade de fac de Labidi, socialement mieux loti, réalise avant lui ; les ventes qu’il totalise chez un marchand de lunettes – ces scènes avec sa manager relèvent carrément de la satire (« Ici on est ecofriendly et humanfriendly… »).
Cependant, le cinéaste se garde bien d’oublier la tendresse qu’il éprouve envers ses personnages, servis par de formidables comédiens. Il révèle la constance de leur sincérité et de leurs sentiments dans des situations propices aux ruptures. Et nous montre avec beaucoup de tact des êtres chez qui le risque de la perte est pulsion de vie.