Odessa pleure ses morts, mais continue à vivre
Petit parti, petit score, mais grandes divisions : difficile de savoir si le NPA s’alliera finalement à l’Union populaire.
Mercredi à 11h, place Soborna. Dans la cathédrale de la transfiguration, Odessa enterre ses morts. Costume sombre, regard fixe, Yuriy Glodan à l’attitude impassible des gens qui n’ont pas encore pleinement réalisé que leur monde s’est écroulé. Sans broncher, il donne l’accolade a une succession de proches en larmes qui déposent ensuite quelques fleurs sur un cercueil minuscule disposé au centre de l’église. Le samedi précédent, l’un des sept missiles tirés par l’armée russe s’est abattu sur son immeuble, dans le quartier de Tairovo, au sud d’Odessa. Quelques minutes plus tôt, Yuriy était sorti faire quelques courses dans la supérette du quartier. Sa femme, Valeria, 28 ans, sa petite fille de trois mois, Kira, et sa belle mère sont mortes sur le coup. Trois générations volatilisées en un instant. Lors de l’enterrement le mercredi suivant, devant les cercueils des trois dépouilles, sans doute n’y avait-il aucun mot assez fort pour accompagner la douleur emmurée de ce trentenaire. Devant la petite centaine d’Odessites réunis dans la cathédrale pour un dernier hommage, le prêtre, sortant de sa réserve, a ciblé à demi-mots Vladimir Poutine, rappelant dans son homélie que « tout le mal commis par un homme retombera sur cet homme ». Yuriy, lui, a préféré partager quelques mots sur la vie plutôt qu’un discours vengeur : « Nous devons nous sentir heureux d’être en vie, profiter de nos proches et expérimenter la joie de vivre tant que nous le pouvons encore », a-t-il glissé avant de rejoindre le corbillard transportant sa famille vers leur dernière demeure.
Dans cette ville russophone et cosmopolite au charme légèrement suranné, flotte encore le parfum des mythes du passé : l’écrivain Pouchkine ou le film Le Cuirassé Potemkine, réalisé par Sergeï Eisenstein en 1925. La perle de la mer Noire vit pourtant sous cloche depuis maintenant deux mois. Chaque bâtiment, chaque carrefour de la troisième ville d’Ukraine s’est transformé en checkpoint, autour duquel des piles de sacs de sable ont été rassemblées. Premier port ukrainien, Odessa est une ville stratégique, convoitée par l’armée russe depuis les premiers jours de la guerre. Sa prise permettrait à Vladimir Poutine de boucler le croissant qui part du Dombass jusqu’à la Transnistrie, un territoire séparatiste situé à l’est de la Moldavie. Jusqu’à samedi dernier, la ville avait pourtant été relativement épargnée par les bombardements. Ces dernières semaines, un semblant de normalité avait même commencé à s’installer. Des habitants sont revenus chez eux. Les cafés et les restaurants ont repris quelques couleurs malgré le hurlement quotidien des sirènes d’alarme anti-bombardement.
« L’occupant russe détruit des objets civils dans tout le pays, et maintenant à Odessa également. Huit personnes ont été tuées, dont une petite fille de trois mois, un jeune couple, une femme enceinte. Je veux que tout le monde et l’Europe sachent ce que ces ordures font ici. », s’emporte Gennadiy Trukhanov, le maire d’Odessa, en sortant de l’église.
Ce qu’ont fait les Russes à Tairovo se matérialise en un trou béant qui s’étire sur quatre des douze étages des sections 3 et 4 de l’immeuble Tiras. Au pied du bâtiment, des pompiers et des volontaires déblaient de larges blocs de pierre pendant que les habitants multiplient les allers-retours dans les étages pour rassembler ce qui reste de leur vie d’avant la guerre.
Au rez-de-chaussée de l’immeuble, la salle de fitness a rouvert ses portes, seules quelques vitres ont été touchées par le bombardement. Les images de corps musculeux qui recouvrent les murs paraissent bien dérisoires à présent. « C’était important pour moi de rouvrir tout de suite. Ça aide les gens à se battre contre leur problème. Quand ils font leurs exercices, ils ne pensent pas à autre chose. Les gens savent qu’ils ne peuvent pas céder à la peur et qu’ils doivent essayer de continuer à vivre », explique Alexis, 27 ans, qui gère la salle de sport. Il habite à côté de l’immeuble. Juste après l’explosion, il s’est précipité vers sa salle ou cinq personnes avaient commencé leur séance. Tous indemnes. « On a essayé de donner les premiers secours aux gens qui s’enfuyaient du bâtiment en flamme, mais on se sent impuissant dans ce genre de situation », confesse le jeune homme, qui n’envisage pas une seconde de quitter Odessa, de même que ses parents, qui vivent dans le quartier. L’une de ses amies et cliente, Ludmila, est morte dans le bombardement. Le soir même, elle aurait dû venir faire sa session habituelle.
Quelques mètres plus loin, Yvan, la cinquantaine, et sa fille Marichka, 5 ans, déambulent à proximité d’un espace de jeux pour enfants épargné par le bombardement. Ils vivent au 10e étage de l’immeuble. Une heure avant l’explosion, Marichka a commencé à montrer des signes de stress. Elle ne voulait pas que ses parents s’éloignent ni le petit chat qu’ils lui avaient offert la veille. Quand le missile s’est abattu, Yvan a vu les flammes s’emparer du bâtiment suivi d’une épaisse fumée. Ils se sont précipités dans le sous-sol de l’immeuble. « Je n’ai pas ressenti de peur, juste de la haine envers les Russes parce que ma fille a commencé à pleurer. Poutine, lui aussi il a deux filles. Si il veut sentir l’odeur du sang, qu’il demande à Lavrov de tuer ses propres enfants. Peut-être qu’il ressentira quelque chose d’humain, qu’il comprendra ce qu’il est en train de faire en Ukraine. Peut-être qu’il commencera à pleurer comme ma fille l’a fait. Qu’est-ce qu’un bébé de trois mois peut bien avoir à faire avec cette guerre ? », s’interroge ce marin né et ayant grandi à Odessa avant de sangloter. Mais lui non plus n’envisage pas de quitter la cité.
À quelques kilomètres de là, la guerre semble avoir épargné la plage de Chernomorka. En ce mercredi ensoleillé, quelques habitants profitent de l’une des dernières plages qui n’aient pas été minées par l’armée ukrainienne en prévention d’une attaque russe par la mer Noire. Yvan, Elena et leur nourrisson viennent ici tous les jours, si la situation le permet. « On n’a pas d’abris dans notre maison donc on se cache dans la salle de bain. On a mis du scotch sur les fenêtres, pour éviter les éclats de verre. Depuis samedi, la situation est devenue plus stressante. On ne sait pas si une bombe va nous tomber dessus ou pas. Quand on entend une sirène, on court vers la salle de bain », détaille Elena qui considère que ceux qui n’ont pas quitté la ville sont soit des patriotes soit des gens qui n’avaient pas les moyens de partir. Après un moment d’hésitation, elle se range dans la première catégorie. « Je ne veux pas quitter la ville où je suis née, où j’ai grandi. Mon mari me pousse à partir. Il dit : “pense au bébé”. Bien sûr que je pense à elle tous les jours. Mais je ne peux pas partir. »
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