Tisseurs de lien – 5/7 – Ces murs qui libèrent

La psychiatrie sombre, mais le pédopsychiatre Charles Pons et son équipe s’accrochent à une vision humaniste du soin, en rupture avec le « neuroscientisme » ambiant et la stigmatisation de la folie.

Erwan Manac'h  • 6 avril 2022 abonnés
Tisseurs de lien – 5/7 – Ces murs qui libèrent
© Erwan Manac’h

Look de magicien déluré, bretelles bordeaux bouclées sur une chemise fantaisiste, barbe taillée à la perfection. Charles Pons débarque comme un éclat de rire dans l’annexe de l’hôpital psychiatrique Saint-Ylie, à Dole. Il a gominé ses moustaches en pointe, façon Salvador Dali, comme pour harnacher à son visage un sourire en toutes circonstances.

L’unité psychiatrique pour adolescents Perséphone est un labyrinthe de couloirs barrés de portes fermées, aux murs bardés de dessins d’enfants. On soigne des adolescents « très cabossés », qui ont souvent subi et/ou commis des choses graves. Ils arrivent là au cœur d’une crise ou à cause de troubles sévères du comportement, à la demande des parents, d’un juge pour enfants ou des maisons d’enfants à caractère social (Mecs) qui en ont la charge. « Notre combat quotidien, c’est le meurtre et l’inceste », résume Charles Pons, qui aime à se présenter comme « PH au pôle Nord », c’est-à-dire praticien hospitalier, en l’occurrence psychiatre, en charge de la moitié nord du Jura. « Souvent, ce ne sont que des mots qui assassinent, comme répéter à un enfant qu’il n’est bon à rien. Quant à l’inceste, il ne suppose pas toujours un passage à l’acte. » À cet âge, les drogues ne figurent pas encore au cocktail des problèmes, mais les écrans… « Alors là, oui, tonne Charles Pons. C’est une source très importante de soucis. Les enfants sont exposés à une violence qui n’est pas de leur âge et se créent une inadaptation à la frustration. »

Le « groupe parole », rituel inaugural de la semaine à Perséphone, touche à sa fin. « Je pense que nous devons faire un gâteau pour le journaliste », oseEstelle (1), 14 ans, posant ses yeux en amande sur l’intrus complétant la brochette de blouses blanches qui peuplent d’ordinaire son quotidien. On a poussé les tables et disposé les chaises en cercle. Les « inf’ »(infirmières psychiatriques), deux médecins et une interne se mélangent aux enfants, s’exprimant chacun leur tour sur leur humeur du jour, le programme de la semaine et le « respect des règles de vie »… « Comme chaque matin en ce moment, Adrien ! » remarque la jeune interne en psychiatrie. Au cours de cette saynète dédiée à la parole qui soigne, Charles l’érudit flamboyant devient « Docteur Pons », père symbolique et autorité bienveillante. Il vouvoie les enfants et fixe le cadre, de sa voix veloutée. C’est lui qui prescrit et autorise les sorties.

« Notre mission ne se protocolise pas. Elle n’entre pas dans les cases du néolibéralisme. »

« Et pour le gâteau, vous préférez du chocolat ou des pommes ? » s’enquiert Estelle un peu plus tard. Elle s’affaire à son projet du jour avec une infirmière psychiatrique, qui campe, elle, le rôle indispensable de la grande sœur qui accompagne. C’est en cuisine, lors des ateliers artistiques ou au cours d’une balade en forêt qu’« effractent » les pistes pour aller mieux, « bien plus qu’au cours d’un entretien dans un bureau à l’hôpital », souligneCharles Pons. La chambre d’apaisement, les appels à renfort et les injections font partie du quotidien, mais les murs et les blouses blanches suffisent souvent à contenir un ado qui a tout cassé chez lui. « C’est un lieu fermé mais ils se sentent libres », juge Annabelle, infirmière. « C’est ici qu’ils peuvent être fous. Dehors, la société ne les tolère pas », complète Charles Pons.

En théorie, le séjour à Perséphone n’est qu’une parenthèse destinée à gérer les périodes de crise, tout au bout d’une chaîne de prise en charge médico-sociale. Le centre fermé accueille les seuls six lits du département du Jura, auxquels s’ajoutent cinq places en milieu ouvert dédiées aux adolescents dans le grand hôpital de Dole. Comme toute la chaîne dysfonctionne, les séjours s’allongent sur des semaines, voire des années, avec des jeunes « sans projet » plus nombreux qu’avant. « Nous sommes le dernier recours, constate Annabelle_. Mais cela bloque des places pour les ados à qui un séjour chez nous pourrait permettre de rebondir. »_

Les soignants se livrent sans retenue sur la vétusté des locaux et le manque de moyens qui dégrade le soin et grignote leur vie. « Les jeunes sont souvent seuls dans le service, faute de personnel suffisant », soupire une infirmière. Neuf enfants sont en attente d’une place à Perséphone. Lorsqu’un jeune a besoin d’une hospitalisation d’urgence, il atterrit souvent à l’hôpital psychiatrique pour adultes, où l’encadrement est bien inférieur à celui de la structure (2). Trois enfants sont actuellement dans ce cas, obligés de cohabiter avec des malades plus âgés, à un stade avancé de leur maladie. Pour les protéger, les médecins les placent souvent à l’isolement.

Charles Pons ne pose pas de diagnostic sur les cas cliniques. Car les étiquettes ne soignent pas. Elles risquent même d’enfermer. Son obédience est la psychothérapie institutionnelle, qui s’intéresse aux individus dans leur environnement psychosocial. « Soigner l’hôpital, pour soigner les patients, c’est le principe », résume le psychiatre, qui cogite autant sur son rôle que sur ce qui cloche chez ses patients et ne hait rien tant que «le neuroscientisme » et sa prétention hégémonique sur la psychiatrie. Lorsqu’il s’emporte sur l’absurdité des décisions « dijonnaises » de l’agence régionale de santé (ARS), Charles Pons retire ses lunettes rondes et laisse transparaître un troisième personnage, grave, marqué par ses 60 ans et l’indignité des attaques contre son métier. « Notre mission est de rétablir la confiance dans l’adulte, de transformer la pulsion de mort en pulsion de vie. Ce n’est pas médicamenteux, ça ne se protocolise pas, ça n’entre pas dans les cases du néolibéralisme. »

Après le déjeuner, Charles Pons et sa bande de praticiens de l’hôpital pour adultes, proches pour la plupart de l’Union syndicale pour la psychiatrie où il milite, squattent le « café des sports », une salle de réunion au bout d’un couloir. Ils se livrent sur la « spirale infernale » qui broie la psychiatrie, l’enveloppe budgétaire annuelle sous-calibrée qui comprime les effectifs, le remplacement d’infirmier·ères spécialisé·es par des aides-soignant·es et le grignotage des jours de repos. L’hôpital de Saint-Ylie est passé d’un millier de lits dans les années 1980 à 250 aujourd’hui.

L’hôpital de Saint-Ylie est passé d’un millier de lits à 250 en quarante ans.

Tou·tes se souviennent avec effroi du 2 décembre 2008, jour du discours sur la psychiatrie de Nicolas Sarkozy, à Antony (Hauts-de-Seine), et coup d’envoi d’un virage répressif et de stigmatisation des malades psychiatriques (3). Depuis, les barreaux sont apparus aux fenêtres, le juge des libertés et de la détention s’est invité dans le soin, tandis que les moyens diminuaient. Désormais, les soignants doivent composer avec une forte pression tutélaire pour réduire la contention des malades, priorité du ministère. « Mais nous n’attachons pas les gens par plaisir, on le fait pour qu’ils évitent de se faire du mal ou d’en faire aux autres. Et parce que nous ne sommes que quatre soignants pour vingt-cinq patients, se désespère Maxence Barba, jeune psychiatre chez les adultes. Le législateur ne réfléchit pas aux raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés à l’usage excessif de la contention en France, ni aux raisons pour lesquelles on voit des malades mentaux dans les rues, sans soin. »

Face à une telle injonction paradoxale, comment ne pas sombrer ? «La plupart des collègues sont sur la tangente », confesse Maxence Barba. Charles Pons a lui aussi flanché à son heure, en 2012, dans un autre établissement où il exerçait les fonctions de directeur. « Tu ne vois rien venir. Tu en fais toujours plus et tu as encore l’impression d’oublier quelque chose », se souvient-il. « Pour sauver [sa] peau », il revient à Perséphone en 2014, où il a débuté comme interne et réalisé ses classes dans les années 1990.

Depuis, il résiste en élaborant sa colère dans des combats syndicaux « qui nous tiennent et nous permettent d’aller boire des coups », résume-t-il.Il se shoote aux opéras de Francis Poulenc et lâche prise sur du Gilbert Montagné. Il décompresse également à bord d’une Fiat 500 d’un bleu éclatant, qui quadrille les routes du département pour enchaîner les consultations en instituts médico-psychologiques. Ces postes avancés de la psychiatrie sur le territoire affichent localement quatre mois d’attente pour un rendez-vous et sont menacés de fermeture à chaque départ à la retraite d’un psychiatre.

La crise des vocations est l’autre nœud coulant qui étrangle le secteur. Dans le département, la quinzaine de places en psychiatrie au concours de sixième année de médecine ne fait plus le plein. Voyant leurs aînés s’épuiser, les futurs médecins préfèrent redoubler. « En psychiatrie, il faut rapidement accepter le fait que tu ne pourras pas guérir les malades, tous les étudiants en médecine n’en sont pas capables », complète Maxence Barba.

Perséphone tient son interne, « plus qu’en or », selon Charles Pons. Cécile Fourgeux a choisi cette voie par vocation, attirée par le soin privilégiant le relationnel. Mais elle parle de son apprentissage comme d’un combat. « Aux urgences psychiatriques de Besançon, il n’y a pas de chef durant les gardes, faute de budget. Ils nous répondent par téléphone en cas d’urgence. Les internes qui débutent se retrouvent à devoir gérer seuls un service. On commence avec ça. »

Dix-huit heures. Charles jette un œil expéditif à ses mails avant de quitter l’hôpital. Il fait chanter une dernière fois son trousseau de clés dans la serrure de son bureau… « Tiens, c’est étrange. J’ai quand même l’impression d’oublier quelque chose. »

(1) Les prénoms des enfants ont été modifiés.

(2) Vingt-cinq patients pour deux ou trois infirmier·ères, un aide-soignant et aucun éducateur.

(3) Le chef de l’État déclarait notamment : « Les malades potentiellement dangereux doivent être soumis à une surveillance particulière afin d’empêcher un éventuel passage à l’acte. La décision de sortie est une décision qu’on ne peut pas prendre à la légère. […] Les experts donnent leur avis mais elle doit revenir à l’État, ou dans certains cas à la justice. »

Société Santé
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