Tisseurs de lien – 6/7 – La douceur de vivre… jusqu’au bout
Autour de Pélissanne, dans les Bouches-du-Rhône, Manon Seguin, auxiliaire de vie, ne compte pas ses heures pour atténuer la solitude des personnes âgées dont elle a la charge.
dans l’hebdo N° 1701 Acheter ce numéro
Q uel âge j’ai ? » demande Élise Beaume, que toute la famille appelle « Mémé ». La question pourrait fendre la douce banalité de cette matinée, au cours de laquelle Manon, auxiliaire de vie pour l’association La Clé des âges, vient tenir compagnie à la vieille dame, aider au ménage et à la préparation du déjeuner. Mais ce n’est pas le cas. Un sourire traverse le visage de l’ancienne agricultrice, assise dans un large fauteuil. « 94 ans, Mémé ! » répond la jeune femme. Il faut répéter. Manon s’approche d’un bon pas : « 94 ans ! » « Ah, oui ! » acquiesce Mémé, d’un regard malicieux.
« Manon, elle est super ! » lance-t-elle, alors que sa belle-fille, Corinne, vient de rentrer des courses. Elle pose le sac sur la grande table en cyprès, tandis que Manon est déjà partie chercher le reste des achats dans le coffre. « Manon n’est là que depuis le mois de décembre. Elle est gentille, elle ne regarde pas l’heure toutes les quinze minutes pour savoir quand elle peut partir. Elle reste là pour parler avec Mémé… » tient-elle à souligner, comme si la valeur accordée à la discussion se perdait dans d’autres lieux. Elle précise : « Vous avez vu ce qu’ils veulent faire au supermarché ? Des caisses bla-bla pour les gens qui osent discuter ! C’est n’importe quoi. Et l’humain alors ? Ici, ça fait bien longtemps qu’elles existent, ces caisses bla-bla ! » rigole Corinne. « Mon métier, je ne peux pas le faire autrement qu’avec le cœur », reprend Manon en jetant un coup d’œil à Élise, dont la position lui permet de suivre ce qui se passe dans la cuisine, d’observer les enfants qui jouent dans la cour et de regarder la télévision.
Si Manon n’a pas dépassé la trentaine, elle aide depuis dix ans les personnes âgées à « se sentir moins seules », autour de Pélissanne (Bouches-du-Rhône). Cette vocation lui est un peu tombée dessus. Avant de devenir salariée de l’association, elle travaillait comme serveuse dans une brasserie à Salon-de-Provence. Elle aimait bien la salle, échanger avec les clients. Mais, au bout de quelques mois, elle se rend compte que son contrat d’alternance a été bidouillé par la patronne. Elle porte l’affaire aux prud’hommes, gagne son procès « pour l’honneur » et cherche un petit boulot. À l’époque, elle s’occupe de sa grand-mère quand sa tante et sa mère sont au travail. Elle lui donne à manger, l’aide à se coucher. Déjà elle prend le temps.
« On nous demande de courir pour tenir le rythme, mais les personnes âgées ont besoin de temps. »
Même si « c’était parfois étrange d’effectuer certains gestes intimes à 17 ans », elle apprécie ces moments passés à accompagner du mieux qu’elle peut une vie qui se termine. Elle décide de postuler à La Clé des âges, dont elle connaissait une responsable. « Pour l’été », explique-t-elle. Le courant passe bien. Son CDD est prolongé, le CDI arrive vite. Manon n’a pas hésité, mais le métier n’est pas rose pour autant. Il y a la théorie, les bons gestes, la bienveillance que l’on apprend en formation. Et puis la réalité. « C’est difficile d’être confronté à la maladie », décrit pudiquement la jeune femme en finissant la vaisselle du matin. Certains patients se dégradent plus vite qu’elle ne l’aurait cru. Les rides et les errances la suivent parfois jusque chez elle. « Certains jours, je n’étais pas bien en rentrant chez moi. »
Pour ne pas s’effondrer, certaines – puisque les femmes représentent 95 % des auxiliaires de vie – s’en tiennent au strict minimum. Tenir le rythme en respectant les heures. À la minute près. Quitte à ne pas changer les personnes prises en charge ou laisser de côté la douche. « Je ne suis pas comme ça », insiste Manon, qui n’hésite pas à partir plus tard si un patient le demande. Le suivant comprendra.
Il faut dire que le planning est bien chargé. Plus de quarante-cinq heures par semaine pour Manon, avec des patients qu’elle voit plusieurs fois en rotation avec des collègues. Elle termine souvent à 20 heures – par choix, dit-elle, car les pauses l’endorment trop facilement. « On nous demande de courir pour tenir le rythme, mais les personnes âgées ont besoin de temps », explique-t-elle en se dirigeant vers Émile, le mari d’Élise – « Pépé » –, alité dans un salon réorganisé en chambre hospitalière. Sur la table, les boîtes de compresses, de gants, de médicaments et de pansements ont remplacé les vases et les bibelots. Émile est frileux. Sous les trois couettes qui le bordent, sa frêle silhouette crée de sinueux monticules.
À cet âge, l’amour se vit sur deux lits médicalisés, loués par la famille et installés côte à côte. « Je suis prête à mourir, mais après mon mari. Je veux m’occuper de lui jusqu’à ses derniers instants. Et après, partir », affirme Élise. Sûrement pour ne pas rester loin de lui trop longtemps.
La décision de garder Élise et Émile à domicile a été prise par leurs deux fils, Éric et Edmond. Ces deux agriculteurs, qui ont repris la ferme il y a longtemps, continuent de travailler malgré leurs 70 ans passés. Au début, la famille essayait de s’arranger tant bien que mal pour veiller sur les parents tout en poursuivant l’activité. Corinne cuisinait le midi, Lucette, l’autre belle-fille d’Élise, arrêtait la vente à la ferme pour passer en fin de journée. Les deux fils trimaient d’autant plus. Le rythme d’alors était difficile, c’est sûr, mais Lucette a gardé un mauvais souvenir de l’Ehpad. « J’y avais mis ma mère. Peuchère… Il n’y a pas assez de personnel dans ces établissements, nos aînés ne sont pas bien traités », regrette-t-elle.
L’idée de rester à la maison, de croiser du monde a plu aussi à Élise. « Mais, à un moment donné, on était dépassés. On ne passait pas suffisamment de temps avec eux. Ils avaient l’impression d’être abandonnés », se souvient Lucette. Heureusement, elle connaissait quelqu’un à La Clé des âges, qui regroupe plus de 400 salariés dans le département. Car les deux femmes manquaient d’informations sur ce qu’elles pouvaient faire. Pour elles, la fin de vie n’est pas une question suffisamment prise en charge par les pouvoirs publics.
« Nous sommes les oubliés. Ce président n’a rien fait pour nous. Il ne nous parle pas. »
La fin de matinée approche, Manon doit partir. Elle rejoint une patiente atteinte d’Alzheimer – une patiente GIR 2, c’est-à-dire quelqu’un « dont les fonctions mentales sont gravement altérées mais qui a conservé sa capacité de se déplacer », selon la classification professionnelle. Le nombre d’heures pour cette patiente a récemment doublé. Elle monte à bord de sa Clio. « Ma voiture, c’est ma pause », glisse-t-elle, en s’excusant du désordre. Dans son véhicule, l’auxiliaire de vie mange un morceau et souffle un peu. « Je roule plusieurs centaines de kilomètres par semaine. Il y a une participation du boulot pour l’essence, ça doit représenter un plein. Mais on en fait quatre par mois », regrette-t-elle, dans un contexte où les prix à la pompe explosent. Son planning est dépendant du monde sur la route mais, heureusement, la plupart des patients choisissent d’être compréhensifs. Pas tous, cependant. « Certains sont méchants », lance-t-elle, attablée chez Liliane, une nouvelle patiente chez qui tout se passe bien. « Parce qu’ils ne voient personne. Ou alors c’est la maladie qui prend le dessus… »
Dans ce cas-là, Manon tâche de prendre sur elle, malgré son caractère trempé. « Il arrive que je craque. Mais je le fais dans ma voiture. Je m’installe, et là… » Elle mime un corps qui relâche tout. Celui des auxiliaires de vie est usé : le métier est celui qui compte le plus d’accidents du travail, devant le BTP. Le manque de personnel – il manque au moins 150 000 personnes pour cette seule activité en France –, les mauvais gestes face à l’urgence d’une chute, etc. Chacune a sa petite histoire à raconter, dont Manon, qui gagne 12 euros brut de l’heure.
À faire reposer le grand âge et ses douleurs sur un personnel mal payé, les frustrations arrivent vite. « Nous sommes les oubliés », conclut Manon. « On est devenu des “soignants” grâce au covid, mais on a dû se battre pour la prime Macron. Ce président, il n’a rien fait pour nous. Il ne nous parle pas », grince l’auxiliaire de vie. D’autant que les casquettes s’empilent sur la tête de ce personnel, sur qui comptent souvent des familles éloignées. « C’était le cas pour Dédé : ses nièces n’étaient pas du coin, il n’avait pas de télévision, seulement quelques livres. Sans nous, il était complètement seul », décrit Manon devant Liliane, aux boucles grises pleines de gaieté, qui évoque ses souvenirs à Pélissanne, où elle est arrivée il y a soixante-trois ans.
Cette polyvalence ne déplaît pas à Manon, bien au contraire. Revenue chez Élise et Émile, elle est rejointe par Mathilde, infirmière, à qui elle pose des questions sur certains soins d’hygiène. Il s’agit ce soir de remplacer les pansements sur les escarres de « Pépé ». Les deux blouses blanches tournent autour du grand-père, sous la lumière orangée qui traverse les rideaux. Dehors, les arrière-petits-enfants du couple profitent des éclaircies après l’école. « Si Manon n’était pas là, j’aurais dû demander à la famille de tenir le pied d’Émile », explique l’infirmière, qui nettoie la plaie. « Elle est indispensable. »