Un horizon afroféministe radical et combatif
Au-delà de l’autodéfense, un mouvement grandissant de femmes noires et afrodescendantes oppose un contre-récit au roman national français qui les efface constamment.
dans l’hebdo N° 1703 Acheter ce numéro
N ous ne nous laisserons pas massacrer, renvoyer, enfermer, assimiler, assister, marchander, ethnologiser, anthropologiser, exotiser, exploiter : nous allons faire notre histoire différemment. » Ces mots apparaissent en lettres majuscules dans une brochure rédigée en 1978 par la Coordination des femmes noires pour « briser l’isolement des femmes noires où qu’elles se trouvent ».
Plus de quarante ans après, on retrouve ce même besoin de rendre visible l’articulation des oppressions raciste et sexiste subies par ces femmes et les afrodescendantes en France. Pour lutter contre, une myriade de collectifs, d’artistes et d’intellectuelles imposent petit à petit un mouvement afroféministe. C’est l’ambition de la militante et universitaire Fania Noël, cofondatrice du collectif Mwasi, qui a largement contribué à ce que l’afroféminisme émerge dans le paysage politique français. Ses années d’expérience dans la sphère des luttes lui ont permis de penser les rapports de force et une politique afroféministe dans ce contexte français, qu’elle détaille dans son essai très dense Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe (1).
« La première étape de tout groupe visant un changement radical est de se construire, former un ersatz de programme et se définir. Depuis une quinzaine d’années, nous avons vu des personnes se dire afroféministes, puis des organisations politiques et des productions, créant ainsi un mouvement. Maintenant, on peut passer à la suite », glisse celle qui revendique d’appartenir à la branche « radicale, révolutionnaire et anticapitaliste » de cette mouvance.
« Grandir dans une minorité en France hexagonale implique de vivre le racisme au quotidien, de ne pas se voir représenté ou seulement dans des stéréotypes. Cela participe à l’insécurité morale et identitaire. »
Au début des années 2000, des groupes posant la question de la place des femmes racisées dans la société française, en premier lieu celles issues de l’immigration maghrébine, font entendre leurs voix (Ni putes ni soumises, le Mouvement des indigènes de la République) dans un contexte politique inflammable : la loi interdisant tout port de signe religieux ostensible à l’école, les sorties de l’UMP sur les bienfaits de la colonisation en Afrique du Nord et dans les outre-mer lors des discussions sur la loi en faveur des rapatriés et des harkis, puis les émeutes dans les quartiers populaires à la suite de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois, en octobre 2005.
Au tournant des années 2010, des militantes afroféministes se retrouvent sur les réseaux sociaux ou sur des blogs, pour discuter, traduire des textes venant du black feminism aux États-Unis et expliquer ce qu’est la négrophobie, la « mysoginoir », et comment cela affecte leur quotidien. Puis elles s’organisent en collectifs : AfroFem, Mwasi, Sawtche à Lyon, puis Collages afroféministes à Paris et à Marseille, l’Organisation afroféministe Strasbourg, d’autres en Belgique… En 2015, un cortège revendiqué afroféministe participe à la « Marche du 8 mars pour toutes ».
« L’afroféminisme est une forme des féminismes noirs, qui sont une mosaïque de pratiques, de discours de positionnements féministes liés à l’identité politique noire, et donc à la question du suprémacisme blanc, de l’impérialisme occidental, de la question coloniale et postcoloniale, explique Rose Ndengue, professeure adjointe d’histoire au campus de Glendon de l’université de York à Toronto. C’est une dynamique de lutte qui réinterroge le rapport de la France à ses populations noires, dénonce le continuum colonial sur le sol hexagonal, dans des territoires dits d’outre-mer, et dans les anciennes colonies africaines. » Naît alors le besoin de développer des approches plus offensives, de s’organiser collectivement pour reconquérir une identité politique qui est aussi une identité de lutte, et ne plus seulement être assignée et subalternisée.
L’artiste peintre Elsa Rakoto avait déjà une vision politique panafricaniste, en tant que femme d’origine malgache qui a grandi à La Réunion, et s’intéressait particulièrement aux enjeux de l’expression des femmes noires dans le domaine artistique. Mais elle a commencé à s’identifier comme afroféministe en 2016, en visionnant le documentaire d’Amandine Gay Ouvrir la voix, qui donne la parole aux femmes afrodescendantes vivant en France et en Belgique afin qu’elles racontent les discriminations vécues au quotidien et leur invisibilisation dans la société. Lors de la discussion qui a suivi la projection, des femmes ont émis l’idée de créer un collectif afroféministe à Lyon. Elsa Rakoto s’est alors impliquée dans le collectif Sawtche (2), en parallèle de son blog où elle exposait sa vision de mère de filles noires et métisses en contexte français, et du média Afro Kidz Community, consacré à l’enfance des communautés afro.
« Les concepts du care, de l’intersectionnalité viennent des femmes noires ; le mouvement MeToo a été lancé par une Afro-Américaine. Les féminismes blancs ont énormément de choses à apprendre des féminismes noirs. »
« Grandir dans une minorité en France hexagonale implique de vivre le racisme au quotidien, de ne pas se voir représenté ou seulement dans des stéréotypes. Cela participe à l’insécurité morale et identitaire. Mais ce n’est pas qu’une question de représentation. On a besoin de connaître son histoire, d’être armé pour apporter un contre-récit quand, par exemple, un Sarkozy affirme que l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire », s’insurge Elsa Rakoto, qui se revendique aujourd’hui militante afroféministe et panafricaniste.
Un besoin d’esprit critique et politique partagé par Fania Noël, désormais en doctorat de sociologie à la New School for Social Research à New York. Pour elle, se dire radicale et révolutionnaire sans être anticapitaliste serait un non-sens. « Des rappels de l’imaginaire racial et de sa normalisation nous sautent constamment aux yeux. Prenons le cadre d’un restaurant : les livreurs à vélo sont souvent subsahariens tandis que les clients sont majoritairement blancs ; les personnes qui servent sont souvent des jeunes femmes, celles qui travaillent en cuisine sont souvent d’origine pakistanaise, alors que les chefs des restaurants un peu huppés sont des hommes blancs… Tout le monde voit comment les positionnements sont distribués en fonction de la race, du genre et de la classe. Nous ne pouvons pas focaliser nos combats sur une seule cause, et je pense qu’il faut moins se concentrer sur le plafond de verre que sur le plancher collant ! »
Les afroféministes posent les questions qui irritent, crispent, fâchent et rebutent énormément de monde : celles de la question coloniale et décoloniale, de la réparation, de la suprématie blanche, des arrière-pensées des mouvements dits antiracistes de gauche, de l’hégémonie des mouvements féministes universalistes. Une pléthore d’opposant·es, voire d’ennemi·es, qui les ont violemment attaquées, notamment sur la non-mixité revendiquée de certains de leurs événements, comme le camp d’été décolonial en 2016, puis le festival Nyansapo à Paris en 2017. Pour ce dernier, la déferlante est partie de l’extrême droite avec le site Fdesouche, puis Wallerand de Saint-Just, alors élu à la région Île-de-France. La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) et SOS-Racisme se sont également indignés, ainsi que la socialiste Anne Hidalgo. Et une tribune de la féministe universaliste Martine Storti les a accusées de fragmenter le mouvement féministe sur la question raciale.
« Cette partie de la gauche se voit depuis des décennies comme propriétaire de l’antiracisme et porte l’idée que le racisme n’est le fait que de mauvais individus au Front national. Elle n’a pas supporté que des organisations de la société civile remettent cela en question en affirmant que le racisme est un problème structurel dans la société française. Ainsi, on constate une proximité entre l’idéologie du Printemps républicain et les partis de droite et d’extrême droite sur ce qu’ils appellent aujourd’hui les wokistes. Plus la société se fascise, plus les lignes se déplacent », analyse Fania Noël.
Quant à l’opposition avec une partie des féministes universalistes blanches, elle ne pourra pas se régler tant qu’un travail de décentrement du regard ne sera pas effectué. « Les concepts du care_, de l’intersectionnalité (3) _viennent de la pensée de femmes noires ; le mouvement MeToo a d’abord été lancé par une Afro-Américaine. Les féminismes blancs hégémoniques ont énormément de choses à apprendre de leurs homologues noirs. Ils le font un peu, mais quand ils refusent d’intégrer la question de la race cela dépolitise ces outils de lutte », expose Elsa Rakoto.
Les idées afroféministes commencent tout de même à infuser dans la société : la lutte des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles n’aurait sûrement pas eu le même écho quelques années auparavant. Et elles ont de plus en plus de représentantes dans différents domaines : la réalisatrice Amandine Gay, l’universitaire Maboula Soumahoro, la romancière Laura Nsafou, la rappeuse Casey, la poétesse Kiyémis… Fania Noël estime que les afroféministes ont de plus en plus d’alliées et font pleinement partie du paysage militant français à côté des féministes anarchistes, antifa, écolos… Preuve de ces alliances en cours, la manifestation organisée par le collectif Justice pour Adama, menée fièrement par Assa Traoré le 12 février, où des centaines de personnes de la nouvelle génération étaient présentes.
Fania Noël reste toutefois lucide : « La décolonisation intérieure est importante, mais cela ne change ni le monde ni les rapports de force. Pour combattre le néolibéralisme, il faut agir collectivement. Les luttes ne sont pas du développement personnel ! » Rose Ndengue reconnaît ces graines semées mais reste sceptique sur le fait que cela change profondément les rapports de pouvoir. « Nous vivons encore dans une société créant des ennemis de l’intérieur qui ne sont pas blancs. Nous aurons peut-être une vraie discussion d’égales à égales lorsqu’il y aura assez de personnes blanches qui auront fait un véritable processus de décentrement et reconnu leurs privilèges, en étant notamment capables de se situer en rapport avec la participation de leurs ascendants à l’esclavage et à la colonisation. Puis il faut que les afroféministes gagnent encore des luttes, imposent leur propre agenda politique car, pour nous, ces questions ne sont pas un plan de carrière. Ce sont nos vies », clame l’universitaire.
(1) Éditions Cambourakis, 2022.
(2) Nom choisi en référence à Saartjie Baartman (1789-1815), connue sous le nom de « Vénus hottentote », qui a été réduite en esclavage et exhibée comme un animal dans toute l’Europe.
(3) Développés par Kimberlé Crenshaw, professeure de droit américaine, dans un article paru en 1989, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics ».