Au Liban, ouvrir une brèche par les urnes
Les électeurs devraient sanctionner, dimanche, leur classe politique et tenter de faire entrer de nouvelles têtes au Parlement. Mais la vieille garde met tout en œuvre pour garder le pouvoir.
dans l’hebdo N° 1705 Acheter ce numéro
Difficile de passer à côté, tant la frénésie électorale a envahi de manière visible l’espace public. Partout dans le pays, les axes routiers sont tapissés d’affiches sur lesquelles figurent les visages de quelques-uns des 1 043 candidats qui se présentent aux législatives, ce 15 mai. Un scrutin à fort enjeu, puisque les Libanais éliront leurs 128 députés pour une durée de quatre ans.
Très coûteuse, cette pollution visuelle porte en elle un symbole suscitant un profond malaise : dans un pays où les réserves personnelles des épargnants ont été dilapidées par l’État et où une partie non négligeable de la population peine à se nourrir, les millions de dollars déboursés cette année encore par les grandes familles politiques en communication ou en services clientélistes sont à eux seuls un marqueur de l’immoralité qui règne au Liban. « C’est dégueulasse. C’est notre argent qui nous est craché à la figure par nos voleurs », commente Zeinab, une Beyrouthine de 24 ans.
Loin d’être anecdotique, ce matraquage peut aussi parfois conduire au pire : ce fut le cas le 24 avril dans le nord du pays, à Tripoli, où un homme a été abattu d’une balle dans la tête en pleine rue, après une dispute devant les portraits de candidats. Car si, au Liban, les affaires politiques – et donc confessionnelles – sont sensibles, ces élections – les premières depuis le soulèvement de 2019, l’explosion du port de Beyrouth en 2020 et la crise économique – se déroulent sur des charbons ardents.
Un pays toujours à terre
Un puits sans fond. Voilà à quoi ressemble le quotidien des Libanais depuis plusieurs années maintenant. Et si, à la faveur d’une actualité mondiale riche en drames, les nouvelles du Liban se font de plus en plus rares, rien ne va mieux. Les derniers résultats d’études sont vertigineux : en début d’année, l’inflation sur les produits alimentaires atteignait plus de 480 %, et 420 % pour l’eau, l’électricité et le gaz. Les pénuries n’ont pas cessé, l’électricité fournie par l’État varie entre deux et trois heures par jour, le prix d’un plein d’essence correspond souvent à un mois de salaire, et près de 80 % de la population se trouve désormais dans une situation de pauvreté.
Et puis, au-delà des chiffres, il y a ces drames récurrents. Le dernier date du 23 avril, quand une embarcation de fortune transportant 85 candidats à l’exil, Syriens et Libanais, coulait le long de la côte au nord. Parmi les disparus, 35 venaient du quartier de Kobbé, un des plus pauvres de Tripoli, sur lequel s’est abattue une chape de deuil et de colère. Le lendemain, lors d’un convoi funèbre, les armes à feu étaient de sortie, rappelant à quel point ce pays peut s’avérer instable.
80 % de la population se trouve désormais dans une situation de pauvreté.
C’est donc agonisant que le Liban s’apprête à voter afin d’élire (ou de réélire) ses députés. Sans surprise, les mêmes partis, les mêmes visages reviennent encore et toujours à la charge. « Oui, ces gens-là, responsables de l’explosion du port de Beyrouth et coupables de la situation dans laquelle se trouve le pays, se représentent. Et le pire ? Ils vont gagner », se désole Paul Naggear. Ce dernier, qui a perdu sa fille de 3 ans, Alexandra, mortellement blessée dans la catastrophe du port le 4 août 2020, refuse pour autant de verser dans le fatalisme : « Avec Tracy [sa compagne], nous avons pensé à quitter le pays après l’explosion. Mais, alors que l’État était absent, la mobilisation du peuple qui a relevé Beyrouth, tout comme le courage des personnes qui s’investissent pour ces élections en politique afin de changer les choses, nous a convaincus de rester », explique-t-il.
Entrer de force en politique
Car ces législatives s’annoncent déjà historiques. Alors que la Thawra, le soulèvement libanais commencé le 17 octobre 2019 et qui a uni le pays dans une démonstration de colère sans précédent, n’a pas réussi à dévisser les élites libanaises de leurs fauteuils, des centaines de personnes ont décidé de continuer le combat en s’investissant en politique.
C’est le cas de Verena El-Amil, figure incontournable du mouvement de contestation libanais, qui, à 25 ans, est une des plus jeunes candidates. « Il est nécessaire de montrer qu’il y a un autre vent qui souffle, celui du 17 octobre, qu’il est toujours en vie, et qu’il a juste changé de forme », explique-t-elle. Un symbole : alors que les élites libanaises se sont emmurées – au sens propre comme au figuré – et n’ont donné aux manifestants pour seule réponse que des grenades lacrymogènes, la jeune femme entend bien entrer de force au Parlement pour porter la voix des siens.
Et Verena El-Amil n’est pas seule dans ce combat : partout dans le pays, des visages apparaissent. C’est le cas de Michel Helou, ancien directeur du quotidien francophone L’Orient-Le Jour, qui a quitté son poste pour s’engager en politique. « On a rarement vu une telle situation dans un pays qui n’est pas en guerre, affirme-t-il. C’est une dépression lente et graduelle, entrecoupée de chocs très violents. Mais nous n’avons pas le droit de laisser tomber ce pays. C’est l’héritage de nos parents, de nos grands-parents, et l’avenir de nos enfants. »
Du côté de Minteshreen, un groupe informel créé durant le soulèvement, cette entrée en politique, même à contrecœur, était inéluctable : « Dans un esprit romantique, nous pensions que la rue pouvait amener des résultats. Puis on s’est rendu compte que ce régime irait jusqu’au bout pour empêcher tout changement », explique un des porte-parole, Hussein El-Achi.
Pourtant, s’investir en politique au Liban n’a rien de simple, tant les barrières sont nombreuses. D’ailleurs, si Minteshreenaccompagne et conseille plusieurs candidats indépendants, le ministère de l’Intérieur n’a jamais donné suite à la demande d’officialisation du parti, qui ne peut donc pas présenter ses propres têtes d’affiche. Un frein délibéré de la part des instances libanaises, qui voient ce changement d’un très mauvais œil.
« Achat de voix »
Pourtant, en dépit de ce vent frais qui souffle sur l’échiquier politique, la révolution dans les urnes attendra, tant la loi électorale et plus globalement le système libanais (voir encadré) sont sources de blocages.
Outre ces obstacles avec lesquels doivent composer les nouveaux arrivants, il faut également prende en compte la dépendance de segments de la population pris en tenaille par les grands partis, comme l’explique Karim Émile Bitar, professeur associé à l’université Saint-Joseph de Beyrouth : « Dans tout autre pays, nous aurions assisté à un phénomène de dégagisme massif, et les membres des partis au pouvoir auraient été sévèrement sanctionnés par les électeurs. Or l’establishment libanais et l’oligarchie politico-financière qui gouverne le pays sont particulièrement ingénieux et ont réussi à maintenir toute une partie de la population captive, dépendante des services clientélistes offerts par les partis communautaires. Ainsi, ces élections permettront probablement dans une très large mesure la reproduction des élites qui ont gouverné le Liban durant les trente dernières années. »
Les partis communautaires maintiennent la population dans une dépendance clientéliste.
Dans chaque région, en effet, les partis politiques se sont engouffrés depuis longtemps déjà dans les carences de l’État. Une situation dénoncée par l’Association libanaise pour la démocratie des élections (Lade), qui a affirmé que « de nombreux candidats profitent de la détérioration économique et financière et de la dégradation des conditions de vie des électeurs, de sorte que l’achat de voix se manifeste sous le nom d’aide ». Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que les partis communautaristes ne sont ni avares ni en manque d’imagination : coupons d’essence, distribution de nourriture, livraison de générateurs électriques, ou encore soins médicaux forment le tableau non exhaustif d’un investissement très intéressé. En contrepartie, dans les villages et les villes de moyenne taille, ils n’ont aucun mal à s’assurer de la loyauté électorale de leurs protégés.
À cela s’ajoute un discours bien rodé dans lequel les leaders politiques surfent sur la peur de l’autre, agitent le spectre de la guerre civile ou prédisent une disparition de leur communauté s’ils ne sont pas réélus – c’est le cas de partis chrétiens. « Ils mettent en scène des tensions entre eux, s’accusent de tous les maux, et on finit par les retrouver sur les mêmes listes. C’est incroyable », tonne Hussein El-Achi. « La peur de l’autre, c’est leur carte classique, la seule qu’ils ont à jouer », poursuit Paul Naggear.
Et quand les mots ne suffisent plus, ce sont les armes qui parlent, un constat particulièrement spectaculaire dans les zones dominées par le duo chiite Amal-Hezbollah. Ainsi, dans la plaine de la Bekaa, deux candidats chiites présents sur une liste concurrente ont fini par se retirer, sous la pression, tandis qu’un cheikh qui avait eu le malheur de demander aux Libanais de « voter librement » lors d’un meeting a vu sa prise de parole interrompue par des tirs nourris.
Ces intimidations, Ali Khalifeh, qui se présente dans le sud du pays – à dominante chiite – avec l’opposition, en a fait l’amère expérience lorsque l’officialisation de sa liste a été paralysée par des individus armés. « Nous ne sommes pas en mesure de proposer des événements publics, pour que les gens viennent nous écouter et se faire une idée, ni d’effectuer du porte-à-porte. Ceux qui nous soutiennent n’osent même pas le dire. En fait, dès que nous ne sommes pas d’accord avec le Hezbollah, nous sommes accusés d’être des traîtres à la solde d’ennemis. Les menaces et les pressions sont quotidiennes, elles sont croissantes au fur et à mesure que le scrutin approche, nous en venons à craindre pour notre vie », explique-t-il, néanmoins déterminé à « aller jusqu’au bout ».
Alors, dans ce contexte, qu’attendre de ces élections ? Même en ordre dispersé – certaines circonscriptions comptent cinq listes d’opposition –, les « indépendants » ne désarment pas et s’accordent sur la nécessité de créer un bloc au Parlement afin de peser politiquement. Et ils ont leur chance : « Il y aura probablement une percée significative, même s’il est peu probable que cela suffise à renverser le rapport de force. Le combat devra se poursuivre dans d’autres arènes », prédit Karim Émile Bitar.
« On sait que la bataille sera longue, mais il est nécessaire d’enclencher le changement. Montrer aux Libanais qu’on peut changer les choses, créer l’espoir », tranche Michel Helou. « Le système est fini, dépassé, mais cette fin va prendre des années, abonde Hussein El-Achi. Nous devons être un catalyseur pour le changement inéluctable. »
En attendant, tous et toutes partagent les mêmes rêves : rendre à la justice son indépendance, briser un modèle qui réduit les individus à une appartenance religieuse, politique ou clanique, et élire des personnes en fonction de leurs compétences et non de leurs assignations identitaires. Condition sine qua non pour que le pays, de surcroît embourbé dans l’échiquier géopolitique régional et soumis aux ingérences étrangères – iraniennes et saoudiennes en premier lieu –, puisse retrouver sa souveraineté et aller de l’avant. Pour cela, il faudra rompre avec le système électoral en vigueur, et la formation d’un bloc d’opposition pourrait, espèrent-ils, constituer un levier de pression en ce sens. Mais rien ne sera simple : si la majorité des partis – Hezbollah compris – se disent favorables à une refonte totale du modèle libanais, aucun ne semble pressé de la mettre en œuvre. Et pour cause : c’est, pour eux, une question de survie.