Bruno Amable : « Le bloc bourgeois et l’extrême droite pourraient s’allier »

L’économiste Bruno Amable analyse les reconfigurations politiques qui pourraient s’opérer entre les trois blocs qui se sont dégagés de l’élection présidentielle.

Hugo Boursier  • 4 mai 2022
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Bruno Amable : « Le bloc bourgeois et l’extrême droite pourraient s’allier »
© Christophe PETIT TESSON / POOL / AFP

Quelques mois avant l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, Bruno Amable et Stefano Palombarini ont eu une intuition. Certes, le fondateur d’En Marche a su constituer un « bloc bourgeois » en mobilisant des forces politiques du PS jusqu’au parti Les Républicains. Mais pour perdurer dans le temps, selon les deux économistes auteurs de L’Illusion du bloc bourgeois (éditions Raisons d’agir, 2018), il fallait ancrer ce bloc à droite. Cinq ans plus tard, force est de constater qu’ils avaient raison. La violence néolibérale, avec ses penchants autoritaires, a imprégné tout le quinquennat. Et elle marquera le second. Mais une variable a surgi : l’alliance des forces de gauche autour de l’Union populaire.

Une semaine après sa réélection sur fond d’extrême division du pays, Emmanuel Macron ne semble pas prendre au sérieux l’urgence démocratique et environnementale. Mais, vu son itinéraire politique, a-t-il seulement intérêt à cela ?

Bruno Amable : Ces problématiques ne sont pas centrales pour lui. Ce qui lui a permis d’unifier le « bloc bourgeois », c’est la question européenne. En revanche, l’environnement – et surtout après la signature de l’accord entre La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts – ne représente pas un thème pour lequel il dispose d’un avantage comparatif. Il ne peut qu’être sur une position défensive. La fiche de poste qu’il a mentionnée pour son prochain Premier ministre – « attaché à la question sociale, environnementale et productive » – doit être comprise dans un cadre néolibéral. Sur ces sujets sur lesquels il n’est pas en pointe, Emmanuel Macron essaiera toujours de trouver des solutions fondées sur le marché.

En cela, les résistances des « éléphants » du PS, mais aussi de Yannick Jadot, à l’idée de rallier l’Union populaire de Jean-Luc -Mélenchon confirment-elles leur adhésion au bloc bourgeois ?

Oui. Yannick Jadot et consorts sont tout à fait compatibles avec le bloc bourgeois. Ils sont prêts à un compromis néolibéral et écologique. L’un parle d’innovation, l’autre d’environnement et hop ! ils s’entendent sur la nécessité de renforcer l’« innovation verte » et la « start-up décarbonée ». Il y a toujours la possibilité de créer un pacte plus ou moins bancal entre des aspirations néolibérales classiques et des préoccupations environnementales. Pour cela, il suffit, par exemple, de décréter que la lutte contre le réchauffement climatique est un marché comme un autre.

Le quoi qu’il en coûte allait toujours dans le sens d’une transformation néolibérale.

Ce phénomène de recyclage des figures de centre gauche vers le macronisme s’observait déjà en 2017 et se poursuit en 2022. Jusqu’à quand ? Le stock n’est pas inépuisable…

Non, il ne l’est pas, en effet. Il est même sérieusement entamé. Quels types de groupes sociaux reste-t-il à rallier ? Stefano Palombarini et moi-même avons l’impression que tout ce qu’Emmanuel Macron pouvait rafler à gauche, il l’a déjà fait. Il doit demeurer encore ces quelques sympathisants d’une forme de gauche molle qui doivent plus détester La France insoumise qu’ils ne sont réticents vis-à-vis du président réélu. Mais ils ne représentent pas un effectif très important. Ce qui explique l’extension du bloc bourgeois vers la droite pendant tout le premier quinquennat.

Depuis 2017, Emmanuel Macron n’a eu de cesse de s’afficher comme le président de la rupture. Cinq ans après, force est de constater qu’il ne fait que poursuivre le projet néolibéral entamé depuis les politiques de rigueur, en 1983, et confirmé par le quinquennat de François Hollande, en 2012.

Le projet néolibéral est même plus vieux que cela. La nouveauté que Macron met en scène est toute relative : elle réside seulement dans le changement de la structuration politique des années 1970, qui opposait un bloc social de gauche à un bloc social de droite. Effectivement, contrairement au titre de l’ouvrage qu’il avait signé en 2016, ce n’est pas vraiment la « révolution » ! Toutefois, au-delà de la reconfiguration des partis, il a quand même mené, au cours de son premier quinquennat, des réformes radicales qui ont profondément transformé le régime socio-économique français. Il serait allé beaucoup plus loin s’il n’y avait pas eu, d’une part, les gilets jaunes, qui l’ont obligé à freiner ses ambitions, et d’autre part la pandémie, qui a mis en veilleuse deux réformes importantes qu’il avait en tête : celles du chômage et des retraites.

Sur le covid, vous écrivez tout de même que les dépenses publiques réalisées en 2020 et 2021 – le fameux « quoi qu’il en coûte » – ont pu renforcer son projet néolibéral.

En effet. Le « quoi qu’il en coûte » était destiné à des groupes sociaux qui sont traditionnellement à droite. Donc ce n’était pas inutile de procéder à ces dépenses pour élargir la base sociale du bloc bourgeois. Cette stratégie allait toujours dans le sens d’une transformation néolibérale.

En conséquence, le « quoi qu’il en coûte » a eu un double avantage : renforcer sa base sociale tout en affichant un rôle central de l’État, qui n’hésite pas à sortir le chéquier pour aider une certaine partie de la population…

Oui, il y a même un troisième avantage : c’est la tactique qui consiste à « affamer la bête » – pour reprendre l’expression anglaise « to starve the beast » ou bien la politique de la caisse vide : creuser le déficit permet ensuite de justifier une politique de réduction des dépenses publiques. Cette stratégie a été mise en œuvre pour la première fois aux États-Unis. Un des signaux faibles qui permettent de l’identifier réside dans le fait d’augmenter les dépenses publiques sans toucher aux impôts, ce qui aurait comme conséquence de déplaire à une partie du bloc bourgeois.

Dans ce cadre-là, on perçoit le rôle stratégique de l’État dans la mise en œuvre de la politique néolibérale car, comme vous l’expliquez, le néolibéralisme ne signifie pas le recul de l’État…

À l’origine, le néolibéralisme était une réaction aux insuffisances de la politique libérale classique. L’objectif de ses défenseurs était de repenser un rôle « positif » pour l’État, qui n’interviendrait pas dans l’économie mais favoriserait la centralité du marché concurrentiel. L’État peut très bien avoir un rôle important dans la surveillance et la répression lorsque, précisément, surgissent des formes de contestation. Un État fort pour établir et préserver le marché, c’est quelque chose de caractéristique de la pensée néolibérale.

La politique d’Emmanuel Macron s’est élargie à droite sans perdre sur sa gauche.

Emmanuel Macron a éliminé la résistance politique en 2017 puisqu’il avait tous les leviers de pouvoir que lui offre la Ve République. Le seul moyen pour contester sa politique se trouvait donc dans les mouvements sociaux. Or, pour contrer ces oppositions, surtout si on veut aller vite – ce qui était son désir –, l’État s’adonne à la répression. D’autant plus quand ces mouvements sont désorganisés, comme l’étaient les gilets jaunes. En effet, il est beaucoup plus compliqué de réprimer lorsqu’il s’agit de contestations structurées, car cela sous-entend qu’il faut tenir compte des syndicats. Quand il s’agit de gens qui occupent les ronds-points, c’est extrêmement facile d’utiliser la force.

Est-ce là, précisément, la marque de ce que vous et d’autres appelez le « néolibéralisme autoritaire » ?

Oui. Il s’agit d’utiliser des moyens répressifs, policiers et judiciaires, pour briser les résistances politiques à l’établissement du marché concurrentiel. Dans la pratique, ce sont toutes les tentatives de lutte contre le capital, la domination des classes dirigeantes, bref : cet ordre social qui continue de favoriser les gens les plus aisés, les plus diplômés.

Face à un tel régime, certaines bases sociales du bloc bourgeois peuvent-elles s’en détourner ?

Emmanuel Macron est certes celui qui représente, aujourd’hui, le bloc bourgeois, mais ce dernier existait déjà avant l’arrivée du fondateur d’En Marche. Il peut très bien y avoir une compétition politique qui opposerait des candidats à la reprise en main de ce bloc.

Cette compétition s’illustre déjà dans la succession d’Emmanuel Macron…

Absolument. Le départ de Macron, qui ne peut pas se présenter une troisième fois, sauf s’il change la Constitution, ne signifiera pas la disparition du bloc bourgeois.

Malgré lui, Emmanuel Macron a-t-il permis de clarifier, voire de mieux affirmer la place du bloc de gauche ?

Ce n’est jamais mécanique. Ce n’est pas Macron qui a tué le PS de François Hollande, c’est La France insoumise. Autrement dit, la dynamique est plus venue en interne que de la politique de Macron elle-même, puisqu’il s’est élargi à droite sans perdre sur sa gauche. Les groupes sociaux de centre gauche qui l’ont rallié en 2017 sont encore là en 2022. Les politologues proclament souvent qu’il existe un centre gauche qui se veut, certes, libéral économiquement, mais aussi ouvert et tolérant. C’est un mythe. Tous les aspects répressifs et liberticides des politiques de Hollande et de Macron n’ont jamais empêché le soutien de ces figures de centre gauche. Ce discours appartient à un certain groupe bourgeois et éduqué qui souhaite diffuser une représentation positive de lui-même.

Quelles conséquences la formation de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale pourrait-elle avoir pour ce bloc ?

Il y a deux possibilités : la première, c’est que le bloc bourgeois diabolise cette union en espérant rallier la gauche modérée – on voit déjà des exemples se multiplier en ce sens – mais les effectifs, comme nous l’avons déjà dit, sont réduits. L’autre possibilité, plus inquiétante, c’est de refonder une opposition à cette Nouvelle Union populaire qui soit centrée sur des alliances thématiques entre le bloc bourgeois et la droite dure.

Le caractère autoritaire du néolibéralisme peut-il convaincre les défenseurs d’une droite illibérale ?

Il y a de nombreuses convergences, notamment dans la politique économique. Ces croisements d’intérêts peuvent créer un espace répressif et autoritaire dans lequel ces deux blocs, bourgeois et d’extrême droite, pourraient évoluer, pour s’opposer à un espace planificateur, social et écologiste.

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