Bruxelles sur la voie de l’insoumission
Les Français de Belgique ont davantage voté pour le candidat de La France insoumise que les électeurs hexagonaux. Ils se mobilisent désormais pour la candidate investie par la Nupes.
dans l’hebdo N° 1706 Acheter ce numéro
Dimanche 10 avril, peu avant 20 heures, l’enceinte et la terrasse du bistrot La Dynamo de Bruxelles sont remplies de militants et sympathisants insoumis, pour la plupart des Français résidant en Belgique. Parmi eux, il y a Anne-Laure, Nicolas et Sophie. Tous, fébriles, attendent les résultats du premier tour de la présidentielle. Lorsque le verdict tombe sur les écrans, c’est d’abord la déception. Certains militants sont en pleurs. Puis, très vite, ils réalisent qu’avec une deuxième place décrochée derrière Emmanuel Macron, et avec 31 % des suffrages dans la capitale belge, leur candidat a réalisé un exploit. Surtout ici, dans le temple de l’européisme, où les catégories socio-professionnelles supérieures (CSP+) semblent être prédominantes.
« C’est tout sauf le fruit du hasard », explique Sophie Rauszer, cheffe de file de La France insoumise au Benelux. Lorsque cette cadre des institutions européennes prend en main l’animation du groupe local LFI au milieu des années 2010, celui-ci compte une dizaine de membres. Aujourd’hui, ils sont 90 sur la boucle Telegram et environ 500 sympathisants pour la seule ville de Bruxelles. « Le Benelux a toujours offert à Mélenchon plusieurs points au-dessus des résultats hexagonaux, et ceci malgré les mauvais scores obtenus au Luxembourg », insiste-t-elle. Son score « à Bruxelles est le résultat d’un travail de terrain, d’un gros travail de formation des militants, de tractages nombreux, d’une présence militante constante ».
Anne-Laure, une étudiante en science politique, militante et présente à Bruxelles depuis quelques mois, reconnaît qu’elle a été surprise par les résultats électoraux. Mais pondère aussitôt son étonnement. « Les Français de l’étranger sont vus par les hexagonaux comme des gens qui partent pour des raisons fiscales et financières, et qui donc votent plutôt à droite car ils ont des moyens à défendre. Si ça a pu être le cas à une époque, ça n’est plus vrai aujourd’hui, insiste-t-elle. Il y a ici de nombreux étudiants précaires et, dans certains quartiers, des Français d’origine marocaine ou tunisienne qui ont largement voté pour Mélenchon parce qu’ils voyaient en lui le seul rempart aux discriminations et, plus largement, au racisme. »
Anne-Laure pointe le fait que la presse belge s’intéresse beaucoup plus à la politique française qu’à celle, très compliquée, de son propre royaume. Ce qui n’explique pourtant pas cette tendance des expatriés bien lotis à placer un candidat qualifié d’eurosceptique par les médias en position de qualifiable pour le second tour de la présidentielle.
31 % C’est le score de Jean-Luc Mélenchon à Bruxelles, en deuxième position derrière Emmanuel Macron.
« En réalité, je n’ai pas vraiment été surpris par le résultat, du fait de la progression constante du mouvement de Jean-Luc Mélenchon au cours des deux dernières échéances électorales, ce qui correspondait à la composition sociologique du corps électoral local, souligne Boris Faure, écrivain, chroniqueur et ancien conseiller des Français de Belgique, qui vit à Bruxelles depuis 2011. Son électorat est plutôt jeune, urbain et assez éduqué. »
Le militant socialiste réfute le terme d’« expatriés ». Il dénonce, lui aussi, une vision biaisée de la réalité sociologique des Français vivant et votant à l’étranger, notamment en Belgique. « Sur les 100 000 Français inscrits sur les listes électorales en Belgique, il y a beaucoup de citoyens qui ne sont pas nés en France, voire n’y ont jamais mis les pieds. » Les exilés fiscaux ? « Selon des études locales, ils représentent environ 3 500 personnes motivées par le fait qu’en Belgique il y a une fiscalité plus protectrice pour les détenteurs de capitaux. Elles ne pèsent pas du tout sur les résultats électoraux. »
Dans l’un des bars de la ville, place Saint-Géry, à proximité de la Bourse, Joshua, un entrepreneur local et militant insoumis n’ayant pas la nationalité française, observe cette dernière échéance électorale avec recul. « Il faut regarder les résultats en fonction de la population sur place. On estime à 500 000 le nombre de Français présents en Belgique pour seulement 100 000 inscrits sur les listes électorales. Et il y a ici beaucoup d’étudiants pauvres attirés par les faibles frais d’inscription et les loyers encore abordables. »
Un constat que confirme Anne-Laure. « Autour de moi, il y a deux types d’étudiants, ceux qui sont soutenus par leurs parents et ceux qui galèrent et doivent vivre avec -plusieurs jobs », explique l’étudiante, par ailleurs militante associative. Et parmi cette dernière catégorie, peu sont inscrits sur les listes électorales. Selon plusieurs témoignages, les conditions d’inscription sont suffisamment compliquées pour dissuader les aspirants, les poussant, dans le meilleur des cas, à rédiger une procuration à destination de leurs parents vivant dans l’Hexagone.
Quand bien même ces étudiants voteraient en masse, les résultats affichés par LFI sont le fruit d’une adhésion bien plus large, pense Joshua. « Prenez une ville bourgeoise comme Waterloo. Là-bas, Mélenchon obtient près de la moitié des voix. Ce score s’explique par le fait qu’il y a, dans son programme, une sensibilité aux questions écologiques et que ces populations instruites et curieuses y sont attentives. » Un point de vue que Nicolas, cadre dans une organisation internationale, partage totalement. « Les enfants nés du baby-boom de 2000 sont aujourd’hui en âge de voter. Ils ont, pour beaucoup, participé aux manifestations pour le climat et certains d’entre eux qui ont la double nationalité, française et marocaine, par exemple, se sentent proches des positions de La France insoumise. »
Boris Faure enfonce le clou. « Par rapport à la force de frappe de LFI, le PS est devenu un parti mineur avec des moyens mineurs, assène le militant socialiste. LFI est sans doute le parti le mieux organisé de France. Nous, nous restons réformistes, là où les gens de gauche veulent une transformation et une rupture. Il nous faudra partir de son programme pour la prochaine échéance. »
Malgré ce consensus, la suite des événements s’annonce compliquée. En lieu et place de Sophie Rauszer, candidate insoumise pressentie pour les législatives (comme députée des Français de l’étranger pour le Bénélux), c’est la socialiste et européiste Cécilia Gondard qui a été investie à la suite de l’accord national de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes). Ce qui est loin de faire l’unanimité. « Le PS a une histoire et nous ne l’oublions pas, prévient Anne-Laure, qui craint une démobilisation des troupes. Mais nous allons faire une campagne Nupes avec notre programme et nos valeurs, ça c’est certain. » Car les insoumis bruxellois le savent : sans eux, pas de campagne possible. « Les forces du PS sont proches du néant, confirme Sophie Rauszer. Nous sommes dans l’attente que la candidate se bouge un peu, mais c’est clairement nous qui allons faire campagne. »
En Belgique comme dans l’Hexagone, le Parti socialiste a connu un affaiblissement historique, pointe Boris Faure. « Sur une ville de 2 millions d’habitants, nous sommes passés de 120 adhérents en 2012 à une vingtaine aujourd’hui. Les proeuropéens sont devenus électeurs de Macron ou de Jadot, d’autres ont rejoint Mélenchon. De nombreux bobos ont également été séduits par le programme très bien conçu des insoumis, notamment sur la question de la souffrance animale. »
Joshua, lui, explique cet engouement par le profil cosmopolite de la capitale belge. « Dans cette ville, des centaines de nationalités se côtoient, bien plus qu’à New York par exemple : ça ouvre forcément l’esprit. Les institutions européennes, ce sont environ 32 000 employés, dont 3 600 Français. Eux, leurs compagnons et compagnes et leurs enfants parfois majeurs votent plutôt à droite par fidélité professionnelle et idéologique, mais en fin de compte, ça ne pèse pas lourd. »
Pour Anne-Laure, Sophie et leurs camarades, la partie est loin d’être perdue. « Je suis convaincu que la gauche peut gagner, assure Boris Faure. La question des retraites peut être celle qui fera basculer le scrutin, une sorte de caillou dans la chaussure de Macron qui peut braquer la partie centriste de son électorat. »