Butterfly Vision, de Maksym Nakonechnyi (Cannes, Un Certain Regard)
Un premier long métrage qui offre une image critique de la société ukrainienne au temps de la guerre du Donbass.
Penser que la forte présence du cinéma ukrainien – quatre films, toutes sections confondues – relèverait uniquement d’un signe de solidarité de la part du festival serait une erreur. Prenons, par exemple, Butterfly Vision, présenté à Un Certain Regard, premier long métrage du réalisateur ukrainien Maksym Nakonechnyi (en lice pour la Caméra d’or). Il met en scène Lilia (impressionnante Rita Burkovska), une jeune femme engagée dans l’armée, plus précisément dans la reconnaissance aérienne par drone, qui retourne auprès de sa famille après plusieurs mois de captivité dans le Donbass.
La joie des retrouvailles est de courte durée, car Lilia porte en elle le fruit d’une horrible violence, arme de guerre que l’on sait ancienne et généralisée : le viol. Un viol commis par ses geôliers russes, accompagné de tortures, ayant pour conséquence le fait que Lilia est désormais enceinte.
Première bonne surprise : la manière dont le cinéaste traite le trauma, sans lourdeurs ni exhibitionnisme. Ce sont de très brèves séquences de réminiscence, où des bribes de souvenirs de captivité transpercent l’esprit de la jeune femme. Elles apparaissent en partie pixellisées, comme si un appareil de reconnaissance se mettait à dysfonctionner, était touché par une arme ennemie. D’autres sont de nature onirique : Leila rêve, ou cauchemarde, voyant des cratères d’obus en pleine ville (images aujourd’hui hélas bien réelles…). Maksym Nakonechnyi a fait le pari qu’il n’était pas nécessaire d’en rajouter. Que ce qu’il racontait était suffisamment lourd pour ne pas accabler son film (et par la même occasion son spectateur) d’un pénible pathos.
D’autant que Lilia ne doit pas seulement faire face à ce terrible choix : avorter ou pas, et aux réactions violentes de son petit ami, Tokha (Liubomyr Valivots), devant cette situation. La voie de sa reconstruction passe par des terrains hostiles. C’est là la seconde surprise de ce film, loin d’être anodine. En effet, la société ukrainienne que donne à voir le cinéaste n’est pas celle qui nous apparaît (avant tout dans les médias) depuis le 24 février, date de l’invasion russe. Une scène, par exemple, relativise sérieusement la solidarité des Ukrainiens envers celles et ceux qui se battent sur le front. Lilia est montée dans le bus d’une compagnie privée. Alors que son statut de combattante la dispense de payer son trajet, les autres passagères, à l’exception d’une seule, s’offusquent et crient à l’injustice. Leila n’a comme issue, pour garder sa dignité, que de redescendre.
Butterfly vision témoigne aussi des frustrations et des haines qui secouent le tissu social. Tokha, membre d’un groupe paramilitaire, annonce à Leila que la prochaine révolution ne sera pas pacifique. Pour l’heure, il s’adonne avec ses camarades à des actions punitives envers les Roms. En détruisant leurs abris dans un bois, ils commettent un meurtre. Crime du racisme ordinaire, dans un univers ultra-militarisé (Tokha dispose d’une panoplie d’armes impressionnante). Maksym Nakonechnyi a choisi les couleurs de la guerre – le kaki, le vert sombre… – comme teintes dominantes de son film. Comme si la guerre du Donbass contaminait tout le pays, s’y était propagée avec ses conséquences délétères, mortifères. Butterfly Vision ouvre des horizons et des registres de complexité permettant de mieux comprendre un pays auquel beaucoup d’entre nous ne s’intéressent que depuis quelques mois. Ne serait-ce que pour cela, il est éminemment précieux.
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