Ces exilés condamnés comme des passeurs
Des centaines de réfugiés se retrouvent emprisonnés pour « aide illégale au passage de la frontière » à la suite de procédures bâclées. Pourtant, leur responsabilité n’est que rarement démontrée.
dans l’hebdo N° 1706 Acheter ce numéro
La première chose que Francis a vue de l’Europe, c’est la prison de Catane, en Sicile. Il y a passé environ deux ans, de 2016 à 2018. À peine débarqué de Libye, où il est resté dix mois, il a été mis derrière les barreaux, accusé d’« aide illégale au passage de la frontière ». Sans motifs aggravants, ce grief peut valoir entre un et cinq ans de prison en plus d’une amende de 15 000 euros pour chaque personne « aidée » selon la loi italienne.
Pourtant, aujourd’hui encore, le jeune Ghanéen de 24 ans n’est toujours pas capable d’expliquer pourquoi il a été arrêté : « Quand je suis arrivé, je ne comprenais pas ce que me disaient les policiers. Je pensais qu’on allait faire les papiers. » Il comprend finalement qu’on lui reproche d’avoir utilisé son téléphone pour appeler les secours. Lui l’assure, il n’en est rien. En prison, d’autres exilés sont dans la même situation. Ils ont beau avoir payé pour rejoindre l’Europe, ils sont considérés comme passeurs. Parce que photographiés en mer pendant qu’ils tenaient la barre, un compas ou un téléphone permettant de joindre les secours. Ou parce que dénoncés au moment du débarquement par d’autres passagers. Francis a finalement été innocenté en première instance. Après deux ans de détention provisoire.
Sur le conseil de son avocat, Francis rejoint alors un refuge de l’association Insieme à Pedara, sur le flanc sud du mont Etna, dans l’est de la Sicile. Là-bas, Giuseppe Messina et les autres volontaires accueillent régulièrement ces « présumés passeurs » : « Nous en avons eu jusqu’à trente-cinq en même temps ! » Tous sortent de prison, en résidence surveillée après une condamnation ou innocentés après une détention provisoire. L’association leur permet de travailler comme serveurs ou cueilleurs de fruits et légumes dans des ateliers qu’elle organise.
Giuseppe Messina tique quand on lui parle de « présumés passeurs ». Il préfère encore « capitaines », voire « héros ». Pour illustrer son propos, il raconte l’histoire de ce pêcheur parti des côtes libyennes avec trente-sept personnes pour rejoindre l’Europe. « Alors que le pilote du bateau les avait abandonnés en pleine mer, il a pris la barre parce qu’il savait piloter. Sans lui, trente-sept personnes seraient mortes. » Il conclut fièrement : « On a reconstitué son histoire et il a finalement été acquitté », avant d’ajouter : « Les passeurs, la police ne les prendra jamais. Ces gens ne sont pas des passeurs, mais des personnes menacées. »
Boucs émissaires
Menacées par une arme au moment de l’embarquement sur une plage libyenne. Menacées par les flots de la Méditerranée centrale entre la Libye et l’Italie. Ou encore menacées par une situation économique intenable ou l’emprise d’un patron… Les raisons de tenir la barre sont multiples. C’est, en substance, ce que dépeint un rapport publié en octobre 2021 par les ONG Arci Porco Rosso, Alarm Phone et Borderline Sicilia. À la lumière de mille cas de « présumés passeurs » analysés, d’une revue de presse minutieuse et d’entretiens avec des ex-détenus, des avocats, des chercheurs, des policiers ou encore des juges, les activistes décrivent comment les exilés sont devenus les boucs émissaires de la politique nationale et européenne.
2 500 exilés auraient été arrêtés pour ce motif depuis 2013.
Parmi l’équipe ayant mené l’enquête, Sara juge qu’il y avait « urgence à faire émerger le sujet ». Alors que l’attention médiatique se porte sur la criminalisation des membres d’ONG, « mieux préparés et plus soutenus, selon l’activiste, l’existence de passeurs est utilisée pour détourner l’attention et criminaliser les migrants ».
À partir de 2013, les arrivées successives sur les côtes italiennes et les catastrophes en Méditerranée secouent l’opinion publique. Les instances nationales et internationales décident alors de mettre le paquet pour traquer les réseaux de passeurs. Durant l’opération militaire Mare Nostrum (2013-2014), les arrestations s’enchaînent. Comme l’a révélé le média d’investigation américain The Intercept, la direction nationale anti-mafia s’implique elle aussi en utilisant ses prérogatives élargies. En 2015, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Angelino Alfano,se félicite même que l’Italie ait atteint la barre des mille passeurs arrêtés.
Cité dans le rapport évoqué plus haut, un médiateur linguistique officiant pour les garde-côtes italiens raconte l’envers du décor : « Allez-y, et trouvez-moi un coupable : voilà ce que le commandant nous a demandé de faire. » « Il y a un travail de l’autorité publique pour dire “on a arrêté le responsable des catastrophes que nous voyons en Méditerranée” », complète Sara. Depuis 2013, elle et son équipe estiment à 2 500 le nombre d’exilés arrêtés pour « aide illégale au passage de la frontière ». Au 22 mars, l’Italie comptait toujours 952 détenus pour ce motif, dont seulement 562 condamnés (1).
Pourtant, les membres d’un réseau criminel organisé écroués se font rares, selon les sources interrogées pour cet article. En 2017, le procureur de Catane, Carmelo Zuccaro, confirmait que les pilotes des bateaux n’étaient pas impliqués dans des réseaux de trafic, ou seulement à des niveaux peu élevés (2). Son service a décliné notre demande d’interview. Alors à la tête d’une unité dédiée à la lutte contre l’immigration clandestine aujourd’hui dissoute, le commissaire Carlo Parini avouait lui aussi à demi-mot l’arrestation d’innocents au micro de France Culture en 2018, tout en décrivant les traversées depuis la Libye comme effectuées de façon « téméraire sans qu’il n’existe véritablement de trafic organisé(3) ».
Interrogatoires biaisés
Pour fournir des résultats à l’opinion, les autorités s’appuient donc sur la vulnérabilité des exilés débarquant en Italie. Souvent secourus en mer après un parcours chaotique en Libye, ils n’ont aucune notion de droit local ni de la langue italienne, et ne connaissent personne sur place. Sans adresse en Italie, ils ne peuvent effectuer de peine alternative. Sara précise : « Ils sont détenus jusqu’au moment du procès et passent parfois des années incarcérés sans condamnation. » Ils sont également défendus par des avocats commis d’office, qui ne sont pas spécialistes de ces cas, dans lesquels les procédures sont souvent bâclées.
« L’autorité publique veut dire “on a arrêté le responsable des catastrophes en Méditerranée”. »
Pourtant, « ce sont les dossiers les plus difficiles », estime Serena Romano. Avocate pénaliste spécialiste du droit de l’immigration, elle est devenue une habituée de ces affaires depuis un coup de téléphone reçu en août 2015 : « Un jeune Libyen avait fui son pays, et sa famille m’avait contactée car elle avait appris qu’il était emprisonné. » Le jeune homme est désigné comme responsable de la mort de plusieurs passagers durant la traversée et de faits de torture. En cas de circonstances aggravantes comme celles-ci, les peines peuvent aller jusqu’à quinze ans d’emprisonnement, voire davantage si la mention « mort à la suite d’autres crimes » est retenue.
« Je n’ai pas dormi pendant deux jours, je ne comprenais pas toute cette violence, raconte Serena Romano, puis je suis arrivée devant un jeune homme de 20 ans qui tremblait comme une feuille, ne comprenant pas pourquoi il avait été arrêté, pensant être venu faire sa demande d’asile. En réalité, l’enquête n’avait pas été menée d’une manière satisfaisante. La différence de langues et de coutumes n’avait pas permis de recueillir les témoignages correctement. L’interprète parlait une langue différente de l’accusé et des témoins. »
Car, comme souvent dans ce genre de dossier, ce sont les déclarations des autres passagers qui sont les preuves les plus importantes. Des témoignages souvent limités à quelques personnes et quelques questions : « qui conduisait ? », « qui tenait le compas ? », « qui bougeait sur le bateau ? ». L’avocate poursuit : « Le procureur peut ensuite décider qu’une personne qui communique avec le capitaine du bateau fait partie d’un groupe de passeurs. Dans certains cas, le moteur se casse et l’eau pénètre dans le bateau. Certains ne bougent pas, d’autres font preuve d’un plus grand esprit d’initiative. Ils tentent de calmer les autres passagers, de les empêcher de bouger. Dans la détresse, il peut y avoir un coup. Alors, de nouveau, ce comportement est attribué au fait qu’ils font partie du groupe de passeurs. »
Surtout, ces interrogatoires sont menés au moment du débarquement, voire du sauvetage. Un moment de vives tensions où fatigue et stress se mélangent au choc pouvant suivre un naufrage ou des jours de dérives. « D’autant qu’il n’y a pas d’avocats », précise Serena Romano.
Chemin de croix
Jusqu’au procès, c’est tout un travail de contre-enquête qu’il faut alors mener. Pour le cas du jeune Libyen cité ci-dessus, Serena Romano a passé trois ans et demi à ajouter de nouveaux éléments au dossier en retrouvant les témoins, en les rencontrant parfois à l’étranger… Un acharnement payant. Désormais chevronnée, elle regrette cependant que beaucoup de dossiers lui soient confiés trop tard, à un moment où elle ne peut plus recueillir de preuves. Car beaucoup d’accusés et leurs avocats optent pour une procédure abrégée, sans audition de témoins, où la peine est réduite après accord entre le juge, le procureur et l’accusé : « Une erreur énorme, déplore l’avocate. Ils acceptent des preuves qui ne sont pas recevables et reconnaissent des faits qu’ils n’ont parfois pas commis ! »
Citée par Porco Rosso, Alarm Phone et Borderline Sicilia dans leur rapport, une autre juriste qualifie de « guerre » les procès contre les présumés passeurs. Notamment car l’aspect politique de ces affaires et les considérations personnelles pèsent sur les réquisitions et les décisions. « Même si les opinions politiques doivent rester en dehors du procès, c’est un mécanisme mental qu’on ne peut pas contrer », estime Serena Romano. Sara, membre d’Alarm Phone, regrette, elle, l’absence de prise en compte du contexte dans ces affaires : « C’est comme si, lors d’un accident de voiture, on arrêtait automatiquement le conducteur, sans examiner les causes. » En 2016, le juge au tribunal de Palerme Gigi Modica a été le premier à acquitter deux « présumés passeurs », retenant le caractère de nécessité et la menace qui pesaient sur eux. Une décision néanmoins peu suivie par les autres juges.
De son côté, l’équipe de l’ONG Porco Rosso poursuit son travail de documentation. Des lettres sont écrites aux « présumés passeurs » détenus dans tout le sud de l’Italie afin de les soutenir. L’équipe essaye également de repérer ceux dont la date de sortie de prison approche, afin qu’ils ne soient pas envoyés dans un centre de rétention puis rapatriés. Car, à la sortie, un autre chemin de croix commence : celui de la demande d’asile.
Obtenir l’asile, voilà ce dont Francis rêve aujourd’hui. Il pourrait attaquer l’État pour détention abusive, mais il ne veut plus avoir affaire à la justice. Seulement « avoir un travail, une maison et des papiers. Basta ».
(1) Selon le ministère de la Justice italien, cité par la BBC dans un article du 31 mars : « The African Migrants who Italy accuses of People Smuggling ».
(2) Audition devant une commission parlementaire le 22 mars 2017.
(3) France Culture, « Passeurs malgré eux : des plages de Libye aux prisons de Sicile », diffusé le 13 avril 2018.