Faites comme vous voulez… mais partez
À Dijon, les services de l’État usent de méthodes brutales et illégales pour inciter les familles déboutées de leurs demandes d’asile à quitter leur hébergement d’urgence.
dans l’hebdo N° 1704 Acheter ce numéro
« Le message que le préfet veut vous donner aujourd’hui, c’est qu’il ne faut pas espérer une régularisation. La meilleure solution pour vous, qui avez des enfants […], c’est le retour volontaire. » Sébastien Gauthey, directeur de l’immigration et de la nationalité de la préfecture de la Côte-d’Or, ne cesse de le répéter. Obtenir des papiers, ce n’est pas « automatique », ça arrive uniquement pour des cas « très très rares ».
>> Sébastien Gauthey présente l’ARV comme l’une des deux seules solutions possibles pour les familles résistantes de l’abri de nuit de Dijon :
L’homme s’adresse à une soixantaine de personnes, toutes résidentes d’un hébergement d’urgence à Dijon. Plus exactement, il s’agit d’un abri de nuit, ouvert de 17 heures à 9 heures, où dorment des familles déboutées de leurs demandes d’asile, sans papiers ou en cours de régularisation. Il continue : « Si vous ne sollicitez pas l’aide au retour volontaire, soyons clairs, la prochaine étape, ce sera évidemment la police le matin qui viendra pour vous accompagner à l’avion. […] Vous savez à quoi vous attendre. » Mais il menace encore : « Il y a une autre possibilité, et nous, on souhaite que vous alliez vers ça [vers l’aide au retour volontaire, NDLR]_. C’est ce qu’il faut faire. Voilà. Et si la police doit intervenir, elle interviendra sur la structure. »_
Ces propos ont été retranscrits d’après des enregistrements parvenus à Politis. Ils ont été captés le 30 juin 2021, à l’occasion d’une réunion d’information sur l’aide au retour volontaire (ARV) organisée par la préfecture et l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Le dispositif vise à inciter les personnes en situation irrégulière, dont la demande d’asile a été rejetée ou qui se sont vu notifier une obligation de quitter le territoire à repartir vers leur pays d’origine, en échange d’une aide matérielle et financière. Une alternative bien moins coûteuse qu’une expulsion forcée, mais qui présente un bilan très en deçà des attentes gouvernementales (1). Alors, pour convaincre, les autorités durcissent le ton et intimident celles et ceux qui espèrent encore une régularisation, quitte à mentir sur la réalité de leurs droits.
« Menaces, comme d’habitude »
Parmi ces méthodes brutales, certaines sont illégales. Comme rendre obligatoire la présence à ces réunions des personnes résidant dans un hébergement d’urgence. C’est en tout cas ce que rappelle la décision du Conseil d’État du 11 avril 2018, qui stipule que la circulaire Collomb « ne saurait légalement conférer aucun pouvoir de contrainte aux agents appelés à se rendre dans les lieux d’hébergement, que ce soit à l’égard des personnes hébergées ou des gestionnaires des lieux d’hébergement (2) ».
Si vous ne sollicitez pas l’aide au retour volontaire, la prochaine étape, ce sera la police.
Pourtant, Ima, Ketia et Joëlle (3) sont catégoriques. Les trois résidentes, ou anciennes résidentes, assurent avoir été informées du caractère obligatoire de cette réunion par l’intermédiaire de l’association cogestionnaire de l’abri de nuit, l’Adefo. « Il y avait des affiches, et on nous a dit qu’il fallait qu’on soit là, impérativement, se souvient Ima. Si on ne venait pas, il y aurait des sanctions : on risquait de nous faire sortir. Des menaces, comme d’habitude. » Joëlle évoque, elle aussi, les écriteaux installés sur les murs de l’abri. La date et l’heure du rendez-vous étaient indiquées, puis : « présence obligatoire ». Les enfants sont donc là, eux aussi. « On aurait dû les laisser dans la chambre, mais on ne savait pas qu’on nous dirait que la police allait venir nous chercher, regrette la mère de famille. Ils ont beaucoup pleuré. »
Des mesures « coercitives » illégales qui ne sont pas rares, estime Gérard Sadik, responsable de la thématique asile à la Cimade : « Elles consistent à dire aux personnes que si elles ne viennent pas, c’est un motif de sortie car elles n’ont pas respecté le règlement. » Contacté le 22 avril par téléphone, Frédéric Carre, le tout nouveau secrétaire général de la préfecture de la Côte-d’Or (4), botte en touche. D’après lui, il n’y aurait pas eu d’obligation, mais il précise que, ce qui est obligatoire, « c’est que les gens connaissent leurs droits et leurs devoirs ». Et les informations relatives au retour volontaire en feraient partie.
D’autres pratiques interrogent. À plusieurs reprises dans les enregistrements, Sébastien Gauthey ou Éric Lathuille, directeur territorial par intérim de l’OFII à Dijon, laissent entendre qu’ils connaissent relativement bien les situations administratives des personnes présentes. Une situation qui contrevient à la même décision du 11 avril 2018 (5), ce que la préfecture ne nie pas. Elle confirme au contraire que des données relatives au suivi social individualisé des personnes et à leurs vulnérabilités lui sont transmises par l’Adefo « pour mieux répondre aux demandes ». Par là, Frédéric Carre veut faire comprendre que ces informations permettent à la préfecture d’« identifier » les personnes « qui doivent être accueillies et prises en charge prioritairement par rapport aux autres ».
>> Éric Lathuille invite les familles sous le coup d’une procédure Dublin à se désister de leur demande d’asile pour les inciter à bénéficier de l’ARV. Le deuxième homme qui parle, c’est Sébastien Gauthey :
S’il est « logique que certains services préfectoraux aient accès à certaines données, par exemple dans le cadre d’une demande de régularisation, cela doit rester confidentiel, relève Gérard Sadik, pour qui les intervenants de cette réunion ne sont pas censés être les destinataires de ces informations personnelles. Cela dit, nous savons qu’il y a des transmissions de données, avec des échanges de tableurs Excel non déclarés, très intrusifs et très détaillés sur les situations administratives des personnes ».
Escouades sur le terrain
Un autre aspect de cette affaire interpelle le responsable de la Cimade. D’après lui, il serait très inhabituel de voir des équipes mobiles composées d’agents de la préfecture et de l’OFII se déplacer dans les structures pour s’adresser directement aux personnes hébergées. Si la logique de la circulaire Collomb était bien de « créer des sortes d’escouades pour parler aux gens qui acceptent d’être reçus », ces réunions seraient, depuis 2018, largement déléguées aux salarié·es des centres d’accueil, à la demande des préfectures. Cela bien que, juridiquement, « les centres d’accueil ne soient pas chargés de missions de service public », note encore le juriste, pour qui les structures sont soumises à d’intenses « pressions aux subventions », puisque ces lieux sont largement financés par les préfectures. De facto, leur opposer un refus peut se révéler délicat.
Dans ce cas précis, pourquoi l’équipe mobile s’est-elle déplacée plutôt que d’opérer via les salarié·es de l’abri de nuit ? « Parce que le personnel de l’Adefo a refusé de le faire, nous apprend Roman, bénévole à SOS Refoulement (6). La préfecture le leur aurait bien demandé, mais ils auraient répondu que ce n’était pas leur travail… »
>> Sébastien Gauthey explique que les équipes mobiles se déplacent assez peu sur le terrain :
Ces explications, le jeune homme les a obtenues le 13 avril dernier, lors d’une réunion entre l’Adefo et SOS Refoulement. La direction de l’association gestionnaire de l’abri de nuit aurait alors confié que « la continuité du dispositif était remise en question par la préfecture » et que Sébastien Gauthey s’était plaint de ne pas arriver à remplir les centres de préparation à l’aide au retour ni « à refouler suffisamment de déboutés ». Ce qui expliquerait non seulement la présence des autorités, mais aussi le contenu brutal de la présentation, bien que Frédéric Carre réponde ne pas avoir entendu parler d’une fermeture de l’abri de nuit, ou tout du moins pas à court terme.
Les structures d’hébergement sont soumises à d’intenses pressions aux subventions.
Car, ce jour-là, l’équipe mobile veut mettre la pression : il n’y aurait plus rien à attendre et les familles devraient choisir entre un départ volontaire et un départ forcé avec placement en garde à vue et en centre de rétention. Dans ce cas, elles prendraient le risque – les services de l’État l’expriment clairement – de traumatiser leurs enfants.
>> Sébastien Gauthey évoque l’éventuel traumatisme des enfants s’ils devaient être maintenus en centre de rétention :
Précisons ici que, depuis ces enregistrements, plusieurs familles ont été régularisées ou ont obtenu une protection internationale.
« Je sais que vous n’avez pas envie de m’entendre, s’étend Éric Lathuille, le directeur territorial par intérim de l’OFII. Mais réfléchissez bien à la possibilité qui vous est offerte : plutôt que de rentrer avec la police et une partie de vos affaires, rentrer avec les affaires que vous avez accumulées et une petite somme d’argent pour vous aider à vous installer au pays. […] Parce que là, vous allez être sortis de l’hébergement, et vous allez être dehors. »
>> Éric Lathuille suit le discours « de fermeté » de la préfecture :
La salle est noyée dans un gigantesque brouhaha. Les enfants pleurent et les parents s’agitent. Peut-être parce que la réunion se tient en français, bien qu’une femme ait signalé que certain·es ne maîtrisent pas encore la langue. La préfecture et l’OFII sont en train d’annoncer de profonds bouleversements aux familles, mais ni l’une ni l’autre n’ont jugé nécessaire d’être accompagnés d’interprètes.
>> Une dame non identifiée tente de s’exprimer en anglais ; en fin de réunion Éric Lathuille dit lui-même qu’il n’y a pas d’interprète :
Une personne identifiée comme étant Jean-Christophe Labille, chef du service urgences familles de l’Adefo, vient compléter le discours de l’équipe mobile. Durant la crise sanitaire, l’État aurait demandé de mettre « tout le monde à l’abri ». Aujourd’hui, ce ne serait plus le cas. Les personnes qui ne répondent plus à certains critères doivent partir. Celles qui sollicitent une ARV seront aidées, mais il n’y aura « pas de solutions » pour les autres. Il précise que « le 115 sera au courant » (ce qui aurait vocation à empêcher une nouvelle orientation vers un centre d’accueil) et que l’association ne peut « pas faire autrement » car « c’est l’État qui nous paye ».
Faisant mine de ne pas en porter la responsabilité, Jean-Christophe Labille se lâche : « Vous saviez tous, quand même, qu’étant hébergés par l’État, la préfecture et la police savent que vous êtes là. » Joëlle se souvient : « Nous avions tous très peur. »
>> Jean-Christophe Labille de l’Adefo explique les pressions qui pèse sur l’abri de nuit :
Critères illégaux
Les propos des intervenants deviennent de plus en plus menaçants et les familles commencent à comprendre de quoi il s’agit : un nouveau contrat d’hébergement leur est dévoilé. D’ordinaire, ce type de document est soumis à signature au moment de la première entrée. Il sert, par exemple, à informer les usagers des horaires à respecter ou du règlement intérieur. Mais celui-ci va très largement au-delà : il conditionne l’accès des familles à l’abri de nuit à des « critères de vulnérabilités décidés par les services de l’État ».
Des critères arbitraires et restrictifs remettent en question le caractère inconditionnel de l’hébergement.
Des critères arbitraires et restrictifs qui remettent en question le caractère inconditionnel de l’accès à une solution d’hébergement et le droit à s’y maintenir. Ainsi, seules les familles dont les enfants ont moins de 3 ans, les femmes enceintes et les personnes atteintes de pathologies pourront rester. Les autres pourront « être provisoirement hébergées » mais devront partir « si une famille remplissant les critères » sollicite le 115. Plus bas, le contrat exige plus fermement que les familles « ne répondant plus aux critères » quittent l’abri « dans les meilleurs délais ».
Plusieurs clauses illégales figurent dans le contrat d’hébergement que la préfecture de la Côte-d’Or fait signer aux familles.Interrogé sur la légalité de ces critères, le secrétaire général de la préfecture de la Côte-d’Or nous explique qu’il faut le concevoir comme un « banal contrat moral » qui se veut « protecteur » pour les personnes les plus vulnérables et nécessaire pour « organiser au mieux » la vie collective au sein de la structure. Une structure qui, veut-il nous rappeler, est « généreusement » proposée par l’État à des personnes qui, pour la plupart, « n’ont pas vocation à se maintenir sur le territoire ». Exit, donc, nos questions sur le caractère légal de ce document.
Ces critères de vulnérabilité « ne sont pas légaux », tranche Gérard Sadik. Mais le juriste observe pourtant une dangereuse banalisation de ces pratiques : « Partout en France, les préfets demandent [par l’intermédiaire des associations gestionnaires des centres d’accueil, NDLR] aux personnes de justifier de leur situation administrative et d’une vulnérabilité particulière. » Or toute personne qui est en « détresse médicale, psychique ou sociale » peut demander un logement. C’est ce qui est inscrit dans la loi (7).
Pour contrevenir à la règle, remarque Gérard Sadik, les préfectures réinterprètent une décision du Conseil d’État du 13 juillet 2016 : « Elle parle de “circonstances exceptionnelles” pour maintenir des personnes déboutées ou sans-papiers dans un hébergement d’urgence. Et ça a été interprété comme : “Il faut des circonstances exceptionnelles pour entrer dans un hébergement d’urgence.” Mais ce n’est pas ce que dit le Conseil d’État ! Ces critères ne servent que devant le juge des référés, saisi d’une requête en référé-liberté, c’est-à-dire quand il y a justiciabilité de ce droit. »
Il n’existe donc pas de nouvelles normes en matière d’accès à un hébergement d’urgence, ni de nouveaux critères de vulnérabilité à justifier. Dans la pratique, pourtant, les centres d’accueil seraient quotidiennement confrontés aux injonctions préfectorales, « qui misent sur le fait que les travailleurs sociaux ne sont pas de très bons juristes », déplore le responsable de la Cimade. Car cette mauvaise interprétation ne cesse de se répandre, au péril du principe de l’accueil inconditionnel.
« On leur a dit qu’on ne pouvait pas partir, conclut Ima. Les gens ont fui des pays, ils avaient des problèmes, et on doit repartir ? On ne peut pas ! » Elle, Joëlle et Ketia n’ont jamais signé ce document. Toutes sont mères, parfois célibataires, d’enfants de plus de 3 ans, dont certains sont encore très jeunes. Et, pour elles, ce n’est tout simplement « pas possible de signer un papier comme ça » quand on n’a nulle part où aller.
(1) Dans le département, quarante personnes ont bénéficié d’une ARV en 2021, et huit depuis le 1er janvier 2022.
(2) Le Conseil d’État a rendu cette décision à la suite d’un contentieux initié par plusieurs associations qui dénonçaient « l’excès de pouvoir » de la circulaire du 12 décembre 2017.
(3) Les prénoms ont été changés.
(4) Nous avions demandé à échanger avec le préfet de la Côte-d’Or ou Sébastien Gauthey, qui était présent à la réunion du 30 juin. C’est à la demande du préfet que son secrétaire général, en poste depuis le 22 mars 2022, nous a répondu.
(5) Les équipes mobiles qui interviennent dans les centres d’accueil « sont exclusivement chargées de recueillir, auprès des personnes hébergées qui acceptent de s’entretenir avec elles, les informations que ces personnes souhaitent leur communiquer ».
(6) L’association accompagne certaines personnes hébergées au sein de l’abri de nuit dans leurs démarches administratives.
(7) Selon les articles L.345-2-2 et L.345-2-3 du code de l’action sociale et des familles, toute personne sans abri et en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a le droit d’avoir accès à une solution d’hébergement et de s’y maintenir.
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