Gilles Vergnon et Nicolas Lebourg : « On convoque l’histoire mais on n’apprend pas d’elle »
L’antifascisme entend répondre à une menace, mais échoue à la définir vraiment. Un flou qui explique certains désaccords stratégiques. Gilles Vergnon et Nicolas Lebourg reviennent pour Politis sur ces notions idéologiques et ce qu’elles disent de nos égarements.
dans l’hebdo N° 1707 Acheter ce numéro
À l’heure où l’extrême droite semble exploser son plafond de verre politique et que les gouvernements successifs mettent à mal les libertés fondamentales, la gauche crie à la « fascisation ». Sommes-nous réellement en train de glisser vers une forme de fascisme ? La question mérite d’être posée tant elle conditionne la riposte que l’antifascisme cherche à organiser. Le fascisme, mot-valise qui convoque l’histoire européenne, est utilisé à tort et à travers. Il a pourtant une définition propre qui ne ressemble pas à ce que la gauche doit affronter. Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême droite, et Gilles Vergnon, spécialiste des gauches européennes et auteur de L’Antifascisme en France. De Mussolini à Le Pen (1) remettent les choses à leur place.
Gilles Vergnon, vous avez écrit que « l’antifascisme s’appuie davantage sur une position sentimentale que sur la vérité des faits » : qu’est-ce que cela signifie ?
Gilles Vergnon : L’antifascisme historique a été le pilier du Front populaire. À l’époque, la marche sur Rome de Mussolini, Hitler en Allemagne et Franco en Espagne donnent l’impression d’une marée épidémique (2) irrésistible aux frontières de la France. Toute l’analyse franco-française est donc surdéterminée par ces périls étrangers. Par conséquent, les manifestations de l’extrême droite du 6 février 1934 à Paris, vues des gauches, c’est une marche sur Rome qui a raté. La mobilisation est immédiate et considérable. Des centaines de comités sont créés dans l’urgence, notamment dans les petites localités rurales. C’est l’une des plus importantes vagues du XXe siècle. Le mythe mobilisateur est né.
À cette époque, le fasciste est vu comme « le Blanc éternel » – dernier avatar du Vendéen royaliste, ennemi de la République. Le seul moment où l’antifascisme a vraiment fonctionné, c’est là : quand il plonge ses racines dans les traditions républicaines. Mais, après 1945, la menace fasciste réelle disparaît. L’antifascisme s’essouffle et se cherche alors de nouveaux objets. C’est là qu’on voit une extension et une sentimentalisation de l’antifascisme.
Nicolas Lebourg : Son premier retour est déclenché au moment de la guerre d’Algérie et se cristallise face à l’OAS et le Front Algérie française, qui donne l’expression « faf ». Ces gens d’extrême droite sont des fafs. Sur ses affiches, la gauche convoque alors l’imaginaire nazi, fasciste, pour qualifier l’OAS, alors que dans les faits, certes, il y a de grosses tendances fascistes à l’OAS, mais il n’y a pas que des gens d’extrême droite radicale. La guerre d’Algérie, impensé absolu de notre société, est aussi très importante pour expliquer la manière dont on mobilise le fascisme aujourd’hui.
Le terme fascisme est donc globalement mal utilisé ?
G. V. : C’est une référence sentimentale, alors que personne ne caractérise comme fascistes les objets visés, ni le Front national, ni le Rassemblement national, ni même Éric Zemmour. Il y a un écart croissant entre les analyses universitaires et un discours militant qui s’accroche à cette catégorie fasciste.
« La gauche marxiste a perdu sa capacité de démonstration rationnelle. »
N. L. : Il y a eu très longtemps un débat fort violent entre historiens sur la définition du fascisme. Nous sommes arrivés à un consensus pour dire qu’un fascisme, c’est un parti milice qui veut créer un homme nouveau par une guerre impérialiste à l’extérieur et un État totalitaire à l’intérieur. Le fascisme participe de l’extrême droite qui se caractérise par l’organicisme (3) à l’intérieur et une réorientation des relations internationales.
Comment se fait-il alors que de nombreux intellectuels et politiques continuent de parler de fascisme pour évoquer soit les politiques actuelles, soit les partis d’extrême droite ?
G. V. : Il y a une instrumentalisation qui est présente dès la création du mouvement antifasciste. Les communistes vont jusqu’à qualifier les sociaux-démocrates de « social-fascistes » à l’époque de la montée d’Hitler en Allemagne, considérant qu’ils sont aussi dangereux, voire plus, que les nazis. Pendant les années 1930, même un homme aussi subtil que Léon Blum assimile au fascisme des hommes de la droite parlementaire. Les socialistes pendant la guerre froide qualifient le régime soviétique de « fascisme rouge ».
N. L. : Dans les élites françaises, l’influence de l’historien et militant pour la paix Zeev Sternhell reste aussi très prégnante. -Sternhell a découvert comment le nationalisme de la fin du XIXe siècle a effectivement permis l’émergence du fascisme après la Première Guerre mondiale, mais il en conclut que le fascisme est né en France et que celle-ci a connu un phénomène fasciste de masse. Or cette théorie n’est plus validée par aucun historien à l’échelle internationale. Pourtant, elle reste en vogue dans une partie des élites françaises qui gardent donc une définition extensive du terme.
C’est une tendance qui aboutit en réalité à la thèse d’un fasciste convaincu : Maurice Bardèche, pour qui le fascisme se résume à Sparte contre Athènes, à l’autoritarisme organiciste contre la démocratie cosmopolite. L’intellectuel italien Umberto Eco développe le même point de vue en résumant toute l’histoire à l’affrontement de ces deux figures. Et ça plaît beaucoup à la gauche, qui ne se rend pas compte que, par conséquent, certains de ses membres en deviennent des disciples de Bardèche qui s’ignorent.
Mais alors quelle est la colonne vertébrale de l’extrême droite française ?
N. L. : Le national-populisme, qui considère que les élites amènent le pays au chaos, que va émerger des masses un sauveur qui saura régénérer la nation en passant par-dessus les élites parasitaires, les syndicats et les parlementaires qui divisent la nation, pour gouverner en direct avec le peuple à coups de référendum. C’est ce qu’on appelle, à la fin du XIXe siècle, la république référendaire et qui reste un item central.
G.V. : Certains dans le mouvement anti-lepéniste – je pense notamment au Manifeste, fondé par Jean-Christophe Cambadélis – ont cherché à redéfinir l’ennemi en parlant de national-populisme à la place de fascisme. Le problème, c’est que, autant on peut dire « le fascisme ne passera pas », en revanche « le national-populisme ne passera pas » mobilise moins le monde militant. Il a besoin d’une dimension émotionnelle avec une convocation de segment de mémoire fort.
Se tromper de terme pour désigner l’ennemi, est-ce vraiment si important ?
N. L. : La gauche s’est approprié quelque chose de typique à l’extrême droite : le jugement esthétique. On a perdu la capacité de démonstration rationnelle qui caractérisait la gauche marxiste. Si on prend l’exemple de la tentative récente de dissolution des groupes antifas, on parle finalement très peu de l’usage extensif de ce droit de dissolution qui vise aussi bien les musulmans et la gauche que l’extrême droite. On ne pose pas la question sous l’angle de l’équilibre de l’usage des institutions : on classe directement en processus de fascisation. Or personne de sérieux ne peut dire qu’Emmanuel Macron est fasciste. « Fascisation de l’État », c’est un mot slogan. « Analyse du mésusage de l’article 212-1 du code de la sécurité intérieure », c’est moins sexy, mais ça permet de mieux regarder les problèmes. La notion du fascisme est aujourd’hui complètement confondue avec celle de l’illibéralisme. Certes, dire qu’on est antifasciste, c’est plus simple que dire qu’on est anti-illibéral. Mais à se limiter au slogan, on se trompe sur les enjeux.
« Aujourd’hui, l’antifascisme est brandi par une frange militante qui en fait un signe extérieur de radicalité. »
G. V. : Cette rhétorique évite de s’interroger sur le fond des problèmes : comment se fait-il qu’un parti – le Rassemblement national – qu’on classe comme fasciste et raciste fasse des scores électoraux exceptionnels aux Antilles ou dans une île comme Mayotte, peuplée à 95 % de personnes d’origine africaine et musulmane ? Comment se fait-il qu’il rencontre un nombre aussi important d’ouvriers ?
L’épithète fasciste a tendance à gommer tout ça en regardant dans le rétroviseur « le retour de la bête immonde », « les heures les plus sombres de notre histoire », etc. Une rhétorique militante qui revient à dire qu’il n’y a pas d’histoire puisqu’on est éternellement dans les années 1930. Aujourd’hui, l’antifascisme est brandi par une frange militante bruyante mais réduite numériquement, qui en fait un signe extérieur de radicalité.
Est-ce à dire qu’à gauche ce n’est plus un mythe mobilisateur ?
G. V. : Non, même si ça fonctionne encore un peu. La quinzaine anti-Marine Le Pen entre les deux tours de la présidentielle a rassemblé un attelage baroque avec les journaux Elle, Paris Match, L’Humanité et le Medef, la CGT et la CFDT… tout ce monde appelant à voter contre le Rassemblement national. Mais c’est un antifascisme très liquéfié qui ne se pose pas de questions fondamentales. Le phénomène ne disparaît pas parce qu’on lui lance l’anathème fasciste au visage et qu’on ne l’analyse que sous le prisme idéologique. On leur dit quoi, à ces millions de gens qui votent à l’extrême droite ? Vous êtes des fascistes, des ploucs qu’il faut rééduquer ? Ce n’est pas sérieux.
N. L. : Aujourd’hui, la dénonciation du fascisme sert aussi à légitimer une forme d’entre-soi. Si on lit divers sites ou influenceurs antifas d’aujourd’hui, une fois enlevées la critique du colonialisme de l’État français et la dénonciation de l’État d’Israël, il ne reste plus grand-chose. Or ça ne fait pas un antifascisme, ni une analyse de l’extrême droite française, et encore moins un guide de combat militant. Ça ne forme plus les militants comme pouvait le faire REFLEXes, par exemple. On a aujourd’hui assez peu de choses vraiment opérationnelles derrière le vocable, d’autant qu’on oublie que de Gaulle a été traité de fasciste pendant des années et que ça n’a absolument rien changé. Ni de son vivant, ni après sa mort : il est même devenu la figure politique tutélaire ! On convoque l’histoire mais on n’apprend pas d’elle.
(1) Presses universitaires de Rennes, 2009.
(2) Cf. La Peste brune, Daniel Guérin, éd. Amis de Spartacus, 2018.
(3) Organisation qui dépossède les individus de leur destin en les subordonnant au tout-social ou étatique qui les finalise et dont ils sont réputés n’être alors que des « membres » ou parties intégrantes.
Nicolas Lebourg Chercheur au Centre d’études politiques de l’Europe latine à l’université de Montpellier
Gilles Vergnon Agrégé d’histoire