« Je suis une fille sans histoire », d’Alice Zeniter : L’arme du récit

Entre conférence et one woman show, Je suis une fille sans histoire, d’Alice Zeniter, débusque les luttes textuelles qui façonnent nos quotidiens.

Anaïs Heluin  • 18 mai 2022 abonnés
« Je suis une fille sans histoire », d’Alice Zeniter : L’arme du récit
© Simon Gosselin

En tant que romancière, Alice Zeniter est surtout connue pour son travail sur des récits méconnus de l’histoire. L’Art de perdre (2017), récompensé entre autres par le prix Goncourt des lycéens, déploie une fresque familiale sur trois générations pour dire l’importance de la guerre d’Algérie dans les relations franco-algériennes passées et actuelles. Avant cela, dans Sombre Dimanche (2013), c’est en Hongrie qu’elle ancrait son œuvre, déjà sous la forme d’une fresque familiale fragmentée par les tragédies de l’époque, qui ne s’arrêtent pas avec la fin du communisme. Aurait-elle une foi inébranlable dans la capacité de l’écriture, du récit, à nous guider dans notre compréhension du monde ? Dans Je suis une fille sans histoire, elle monte pour la première fois sur scène pour nous faire partager sa réflexion sur le sujet. Loin d’y affirmer une solide confiance dans le pouvoir d’éclaircissement du récit, elle en démonte les mécanismes.

Partageant son temps entre l’écriture romanesque et le théâtre – elle est aussi metteuse en scène et collaboratrice artistique auprès de plusieurs metteurs en scène –, Alice Zeniter sait mettre les outils du plateau au service d’une pensée complexe sur notre rapport aux histoires. Pour rendre sensible, vivante, l’idée selon laquelle « nous sommes pétris de mises en récit que nous ne détectons même plus », que « nous avançons sur des lignes de textes là où nous croyons voir du réel, là où nous pensons que nous avons les pieds bien plantés dans les faits », elle se met elle-même en scène dans son propre rôle d’écrivaine. Elle qui n’a jamais pratiqué l’autofiction dans ses écrits s’y livre au théâtre. Sur une scène jonchée de grandes feuilles de papier blanc, dont est aussi constitué un igloo planté dans un coin, elle se présente comme une autrice habitant en Bretagne – un problème de train, nous dit-elle, a bien failli l’empêcher d’être avec nous au Théâtre du Rond-Point.

Une fois posée cette introduction, Alice Zeniter n’évoque que peu sa pratique littéraire personnelle. La dimension intime, subjective de Je suis une fille sans histoire est beaucoup plus subtile : elle apparaît dans la manière dont l’artiste digère et restitue ses recherches en matière de sémiologie, de narratologie et de linguistique. Des disciplines qui, selon elle, « devraient être considérées comme des outils de première nécessité pour analyser les énoncés qui nous entourent ». Autrement dit, comme des « sports de combat », auxquels Je suis une fille sans histoire nous offre une initiation des plus ludiques, même volontiers fantaisiste.

En traversant les grands récits et structures narratives qui nous constituent, de la préhistoire à nos jours, Alice Zeniter réalise une performance qui tient autant de la parole quotidienne que de la conférence et du one woman show. Elle révèle pour cela bon nombre des penseurs et des livres qui ont structuré sa pensée sur le récit.

Alice Zeniter commence sa propre dissection intellectuelle par La Théorie de la fiction-panier, où l’autrice américaine Ursula Le Guin explique par la force de leur récit la place des chasseurs dans l’imaginaire de la préhistoire. Cela au détriment des cueilleurs, dont les récoltes constituaient l’essentiel de l’alimentation de l’époque, mais dont les récits étaient nettement moins alléchants. L’actrice ne se contente pas de nous transmettre le contenu de l’ouvrage, démontrant la place du héros dans les représentations qui fondent nos sociétés : elle en livre une interprétation pleine d’un humour qu’elle déploie tout au long de son spectacle.

Même lorsqu’elle aborde des pensées plus complexes, telle celle du philosophe -Frédéric Lordon sur les « machines affectantes », Alice Zeniter sait rester à la fois pédagogue et décalée. Comme lorsqu’elle incarne -Aristote dans une leçon de poétique rassemblant Périclès, Marguerite Duras, Louis-Ferdinand Céline ou encore Séléné. En défiant les lois du temps et de l’espace, -l’artiste échappe toujours à l’esprit de sérieux qui menace ce type d’exercice pour se laisser porter par le plaisir du jeu, hautement partageable.

Je suis une fille sans histoire, jusqu’au 29 mai au Théâtre du Rond-Point, Paris. Tel : 01 44 95 98 00. www.theatredurondpoint.fr

Texte disponible aux éditions de l’Arche, collection « Des écrits pour la parole », 112 pages, 12 euros.

Théâtre
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