La violence, stratégie assumée chez les antifas

Le recours à la violence est revendiqué par certains mouvements. Quitte à être renvoyés dos à dos par les médias et certains politiques avec les groupuscules d’extrême droite qu’ils affrontent.

Oriane Mollaret  • 25 mai 2022 abonnés
La violence, stratégie assumée chez les antifas
Le black bloc lors d’une manifestation à Lyon le 5 décembre 2019.
© Oriane Mollaret

Casser des vitrines, affronter les forces de l’ordre, les groupuscules d’extrême droite. Le Groupe antifasciste Lyon et environs (« la Gale ») (1) assume la violence. Comme de nombreuses organisations contemporaines, la Gale est née en réaction à la mort de Clément Méric, tué le 5 juin 2013 par des skinheads d’extrême droite. Un meurtre aux résonances lyonnaises particulières : beaucoup connaissaient la victime et subissaient aussi les violences des groupuscules d’extrême droite qui pullulent à Lyon sans que les autorités locales les endiguent. « Il y avait les Jeunesses nationalistes, l’Œuvre française, le GUD devenu ensuite le Bastion social », se souvient Max*, 35 ans, doyen et cofondateur de la Gale.

Les affrontements explosent au moment de la crise des gilets jaunes et prennent une coloration de bras de fer d’influence. Les gilets jaunes, sans le revendiquer, adoptent des positions proches de la pensée anarchiste : horizontalité, autonomie des organisations, absence de représentants. Pour les antifascistes, chez qui cela résonne de manière « naturelle », l’enjeu politique est important mais l’extrême droite maintient la pression. C’est en 2019 que les « fafs » créent le « Guignol squad » : plusieurs dizaines de gros bras néonazis sillonnent un territoire et revendiquent sur les réseaux sociaux des agressions sur des badauds ou des antifascistes, des dégradations, des attaques d’organisation, de librairies, etc. Un phénomène qui émerge à Lyon, mais qui s’exporte partout en France et contre lequel la police semble bien impuissante. Ce n’est pas pour rien que Lyon est surnommé le « berceau » de l’extrême droite radicale. « Nous sommes dans une logique d’autodéfense populaire : nous poussons les gens à se défendre contre l’extrême droite par eux-mêmes », précise Max.

« Nous sommes dans une logique d’autodéfense populaire. »

Pour ces antifascistes, la violence a donc toute sa place. Quitte à virer « milice », à l’image de ceux contre qui ils se battent ? « On n’est pas dans le délire de faire des rondes et de s’approprier l’autodéfense des gens », tranche Max. Mais, « quand les fafs savent qu’il y a une présence antifa dans la rue, ils sont concentrés sur nous et moins sur leurs cibles habituelles, c’est-à-dire les personnes racisées, LGBT, etc. », justifie Yanis*, 30 ans, membre du comité antifasciste de Saint-Étienne. Il est d’ailleurs fier d’annoncer que, dans sa ville, « il n’y a jamais eu d’espace pour les fafs et il n’y en aura jamais ». Une telle implantation y serait automatiquement considérée comme « une agression » par les antifascistes, qui n’excluent pas la violence pour s’en débarrasser. L’Action française en a d’ailleurs fait les frais et a jeté l’éponge. Au diable la liberté d’expression pour des groupes qui ne la respectent pas pour les autres et qui prônent des idéologies discriminatoires.

« On n’arrivera pas à changer les choses sans la violence », confirme Max, qui considère que ce mode d’action est utilisé non seulement par l’extrême droite, mais aussi par l’État et sa police. Il établit d’ailleurs des liens de cause à effet entre les trois : « L’État produit ou entretient la fascisation de la société. Et la police est son bras droit, clairement à l’extrême droite si on regarde ses intentions de vote : on refuse qu’elle ait le monopole de la violence. » Une position qui justifie aux yeux des militants de ne jamais s’en remettre à elle, quoi qu’il arrive. Une règle tacite a par conséquent émergé : on ne porte pas plainte. Même le camp d’en face a tendance à la respecter : une question de principe, qui n’est pas sans faire appel à un virilisme désuet. Mais pourIsaac*, 23 ans, qui a rejoint la Gale au lycée, « combattre le fascisme, ce n’est pas combattre seulement les groupuscules mais aussi le système qui les crée : le capitalisme. Nous voulons imposer dans la rue un rapport de force avec l’État et sa police. »

À chaque manifestation, la Gale appelle donc à constituer un black bloc – la fameuse tactique venue d’Allemagne, qui consiste en la formation d’un groupe de manifestants cagoulés qui s’attaquent aux symboles du capitalisme : distributeurs bancaires ou enseignes de multinationales. Une tactique musclée qui aboutit notamment à la désertion des manifestants lambda mais qui, dans certaines situations, déclenche des réactions du gouvernement : n’est-ce pas face à la violence générée par le mouvement des gilets jaunes que le gouvernement lâche une enveloppe de 10 milliards d’euros pour des mesurettes sociales ? « On a conscience que cette stratégie est clivante, reconnaît Max. Mais on préfère cette ligne politique, quitte à devoir l’expliquer sans relâche. »

« Les fafs tuent, nous, on casse des vitres en manif. »

C’est ce que la Gale a dû faire devant le Conseil d’État, lundi 16 mai, défendant l’annulation du décret de leur dissolution signé par Gérald Darmanin fin mars. Le motif invoqué par le ministère de l’Intérieur : la Gale inciterait à la violence sur les réseaux sociaux… « La Gale a pour objet la dénonciation des discours et des violences d’extrême droite qui gangrènent notre pays, et elle est réduite au silence »,s’était alarmée leur avocate, Agnès Bouquin. Le Conseil d’État a finalement retoqué la décision, jugeant que, certes, la Gale « tient des propos radicaux et parfois brutaux, ou relaie avec une complaisance contestable les informations sur les violences contre les forces de l’ordre »,mais que cela ne constitue pas un appel à l’action violente. Près d’un an après la dissolution de Génération identitaire, validée par la plus haute cour administrative à cause de son « idéologie incitant à la haine et à la violence envers les étrangers et la religion musulmane », force est de constater que la distinction des phénomènes est encore active. « La violence de l’extrême droite et celle des antifas ne sont pas comparables, estime Julie*, 32 ans et à la Gale depuis le début. Les fafs tuent, nous, on casse des vitres en manif. » Les chiffres tendent à lui donner raison.

Dans leur « typologie des violences politiques dans la France contemporaine » (2), fondée sur l’analyse de 1 450 épisodes de violence entre 1986 et 2017, l’historien Nicolas Lebourg et la sociologue Isabelle Sommier affirment que, dans deux tiers des cas, c’est un mouvement de droite qui est impliqué. Ils notent « la permanence d’une ligne de fracture comportementale opposant les deux bords, avec une priorité donnée aux cibles matérielles et à l’État, à gauche, et contre les personnes civiles, à droite. » Sur trente ans, les chercheurs ont donc recensé 299 agressions par des groupuscules d’extrême droite, contre 40 à gauche. La droite est responsable de 39 événements ayant entraîné la mort, contre 6 à gauche. « La violence skinhead se démarque par sa haine de l’autre […]_, son intensité, mais aussi son anomie : les attaques en meute contre des individus, à plusieurs personnes armées contre des badauds désarmés »,peut-on lire dans leur étude. _« Le profil est donc très différent des 40 agressions de gauche […]_, dont 26 sont dirigées contre des militants adverses et 3 contre des forces de l’ordre. »_ Concernant plus particulièrement les antifascistes, 40 % de leurs actions sont des dégradations et moins d’un tiers des affrontements avec les militants adverses.

La violence fait-elle partie de l’ADN de l’antifascisme ? La question divise.Dans le Maine-et-Loire, Benoît et Bernard, quadragénaires du Réseau angevin antifasciste, évitent les affrontements sans les condamner. « Le mouvement antifasciste traîne une image de violence, dont il est sans doute responsable en partie, reconnaissent-ils. Mais il y a aussi des discours médiatiques et gouvernementaux qui réduisent la lutte antifa à un combat de bandes ou du hooliganisme. Ça ne représente pas du tout l’antifascisme. » Pour la Jeune Garde, organisation nationale née en 2018, « la violence ne fait pas partie de l’ADN de notre camp. Nous, on n’a pas besoin de faire un black bloc pour montrer qu’on est radicaux, tacle Safak, responsable national. La vraie lutte contre l’extrême droite, c’est la recomposition d’un bloc politique de lutte de classe. » Le très médiatique porte-parole de la section lyonnaise, Raphaël Arnault, a d’ailleurs décidé de se présenter aux législatives. Loin des affrontements de rue, l’antifascisme aurait-il de nouveau sa place sur les bancs de l’Assemblée nationale ?


*Les prénoms ont été modifiés.

(1) Lire « Dissolution de la Gale : une décision sans précédent », 5 avril 2022, et « Antifascisme : la Gale ne sera finalement pas dissoute », 16 mai 2022, sur Politis.fr

(2) Violences politiques en France, Isabelle Sommier (dir.), Presses de Sciences Po, 2021.

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Recréer un front antifasciste
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