Les Amandiers, de Valeria Bruni-Tedeschi (Cannes, Compétition) ; Don Juan, de Serge Bozon (Cannes, Cannes Première)
En deux films, du théâtre, des acteurs et des actrices, de la chanson, de la musique : bref, de l’art à foison !
Oui, Les Amandiers est un film basé sur les souvenirs de Valeria Bruni-Tedeschi, qui, dans les années 1980, a suivi les cours de l’école du théâtre, situé à Nanterre, où officiaient alors Patrice Chéreau (Louis Garrel) et son ami Pierre Romans (Micha Lescot). Oui, la jeune actrice (Nadia Tereszkiewicz), blonde aux yeux bleus, qui fait figure d’héroïne, n’est pas sans ressemblance avec elle. Pour autant, Les Amandiers n’est pas une œuvre strictement autobiographique, ni une confession sur les années d’apprentissage de la réalisatrice, pas plus qu’un film d’entre-soi, qui délivrerait des clins d’œil en évoquant les comédiens de sa promotion (12 par an) dont certains sont, comme elle, devenus célèbres.
C’est beaucoup, beaucoup mieux que cela. Les Amandiers ouvre au spectateur qui veut bien le recevoir un domaine qui ne lui est pas forcément familier, une énigme même : de quoi est constitué.e une actrice ou un acteur ? Et qui plus est, au moment où il ou elle en est encore à se chercher, à tenter de départager – ou pas – ce qui est la vie et ce qui est le jeu. De ce fait, les 12 comédiens en herbe qui ont la chance d’être retenus dans l’école (sélection racontée au début du film, c’est sa phase la plus classique) sont embarqués dans un flux bouillonnant d’intranquillité. S’emparer d’un personnage et de ses tourments, s’y engager corps et âme, entrer à tâtons ou passionnément dans sa propre vie sentimentale, souffrir des blessures du passé que l’on a déjà (c’est le cas d’Étienne (Sofiane Bennacer), sous l’emprise de la drogue, l’amoureux de Stella) : comment des filles et des garçons de vingt ans pourraient-ils éviter d’être la proie de montagnes russes émotionnelles ? Comment s’épargner le vertige ? Il n’y a pas d’économie de soi possible. Voici ce que montre Les Amandiers comme rarement un film l’avait fait.
Alors bien sûr ces jeunes actrices et acteurs sont en vase clos, centré.es sur eux-mêmes, le monde extérieur entre peu dans leur vie, sinon l’épidémie de sida, qui à cette époque fait des ravages – source d’effroi ou de soulagement vital en fonction du résultat des tests, qui les place là encore sur un fil, celui de l’amour et de la mort. Gageons que si Valeria Bruni-Tedeschi avait introduit dans son film des éléments extérieurs – on entend tout de même quelques actualités de l’époque, les otages au Liban, Tchernobyl… – il n’y aurait eu là que de l’anecdotique. Cependant, on ne perd pas de vue ceci : cette attention toute concentrée sur soi, sur ses camarades de promotion et sur le théâtre, est ambivalente. Car son issue n’a rien d’égocentrique : un partage est au rendez-vous, avec un public, par le biais d’un spectacle. Un partage dont l’intensité tient d’abord à eux, à leur capacité de s’oublier, de ne plus se regarder, de jouer sans que ce soit un jeu, d’atteindre une liberté, dont la forme rapide et vibrante du film lui-même est le symbole. Tel est l’enseignement essentiel que transmet la cinéaste de Patrice Chéreau, auquel elle rend ainsi l’hommage le plus vivant qui soit, le représentant non en maître sentencieux – qu’il n’a jamais été –, mais en angoissé exigeant, parfois tyrannique.
Les Amandiers me font songer à ces vers d’Apollinaire, extraits d’un poème intitulé « Avant le cinéma » (transformé en chanson par Francis Poulenc). C’est comme si Valeria Bruni-Tedeschi avait voulu les rendre en son et en images, et avec quelle réussite ! « Les artistes que sont-ce donc/Ce ne sont plus ceux qui cultivent les Beaux-Arts/Ce ne sont plus ceux qui s’occupent de l’Art/Art poétique ou bien musique/Les artistes ce sont les acteurs ou les actrices »…
Pour son cinquième long-métrage, sélectionné dans la section Cannes Première et qui sort simultanément en salle, Serge Bozon s’est saisi de la figure de Don Juan. Mais il en a inversé la posture. Celui-ci ne part plus à la conquête de toutes les femmes : une seule l’obsède. Il n’est plus le cynique flamboyant qui se joue des sentiments : sa sincérité le rend fragile. Éperdu, il le devient lorsqu’il est abandonné. Si, dès lors, il se livre à une cour auprès de toutes les femmes qu’il croise, c’est parce qu’il croit reconnaître Julie en elles – et c’est Virginie Efira qui incarne cette théorie féminine, grimée en rousse, puis en brune d’un noir corbeau.
Pour la première fois, après le drôlissime Tip Top et l’étrange Madame Hyde, Serge Bozon raconte une histoire d’amour. Mais qui connaît sa manière gourmande des potentialités qu’offre le cinéma sait qu’il ne peut le faire de façon platement réaliste. Il y a de la chanson – les personnages se mettent à chanter pour exprimer leurs émois ; du théâtre – Laurent et Julie sont comédiens, et à la faveur d’un concours de circonstances, ils se retrouvent partenaires dans un spectacle en province, à Granville, jouant une pièce de Molière, Dom Juan, bien évidemment ; et de la musique, celle de Mozart, de Don Giovanni, qui aspire le film vers sa lumière.
Ainsi Don Juan se présente comme un éloge de l’artifice, c’est-à-dire un mode de représentation qui ne se détourne de la réalité que pour en révéler les incandescences. Le bouquet que Bozon compose avec le chant, le théâtre et la musique est d’une parfaite harmonie qui touche au cœur et à l’intelligence du spectateur. Par exemple, Laurent avoue à Julie qu’elle est meilleure actrice que lui : elle voit plus profondément dans son personnage, alors que lui reste en surface. C’est exactement ce qui trouble Julie quand elle surprend le regard de Laurent se poser sur une autre femme : c’est sa plastique qui le mobilise (trait spécifiquement masculin, non ?)
En composant sa distribution, Serge Bozon a réuni des comédiens aux profils différents, a priori éloignés, qui pourtant se fondent dans une merveilleuse partition commune. Métamorphoser Virginie Efira et Tahar Rahim en un couple d’amants où la femme serait dominatrice est une idée aussi riche qu’inattendue. Rahim est excellent en être plein d’assurance dont le sol se dérobe sous ses pieds. Virginie Efira, dont la palette semble ici s’élargir, atteint même une émotion d’une rare intensité dans une scène très simple, dans laquelle elle chante devant un piano une ode à son père disparu.
Enfin, outre Jehnny Beth (l’une des actrices des Olympiades, de Jacques Audiard), en metteuse en scène plus expressive avec ses gestes qu’avec ses mots, qu’il faut mentionner, Alain Chamfort traverse ce film avec une élégante étrangeté, vieil homme portant avec charme un chagrin incommensurable, ondoyante statue du commandeur. Et témoin déterminant du drame de l’amour. Ce Don Juan est décidément très séduisant.
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