Militants mis à l’amende : actions sans dommages, condamnations avec intérêts

Pour des opérations non violentes ou des enquêtes qui déplaisent, ONG et lanceurs d’alerte subissent des amendes faramineuses.

Erwan Manac'h  et  Vanina Delmas  • 11 mai 2022 abonné·es
Militants mis à l’amende : actions sans dommages, condamnations avec intérêts
Lors d’une contre-manifestation, le 2 mai à Paris, face aux syndicats de police, toutes les personnes présentes se sont vu infliger 135 euros d’amende.
© Samuel Boivin/NurPhoto/AFP

Des peines de 670 000 euros de dommages et intérêts en réparation du « préjudice économique », 50 000 euros pour « atteinte à la réputation » et 25 000 euros d’amende pour une simple action non-violente antinucléaire… La justice a eu la main lourde contre Greenpeace, en janvier 2020, après l’intrusion de vingt-deux militants sur le site de la centrale nucléaire de Cruas-Meysse, en Ardèche, le 28 novembre 2017, afin de dénoncer la vulnérabilité des piscines d’entreposage de combustible radioactif usé.

L’ONG est habituée à ce type de demandes faramineuses. Au total, depuis 2015, elle a dû payer environ 830 000 euros d’amendes et de dommages et intérêts pour ses opérations. Pour corser l’addition, EDF chiffre un préjudice économique en additionnant ce que lui coûtent, en théorie, l’arrêt des opérations de maintenance et les salaires des agents renvoyés chez eux, pour des actions qui durent à peine quelques dizaines de minutes.

Le piège juridique se situe au niveau de l’évaluation des dommages. Dans le volet civil d’une affaire, un juge est chargé d’évaluer seul la facture. La règle, une fois ce montant établi, c’est le remboursement intégral. Or Greenpeace estime que ces procès souffrent d’un manque cruel de contradictoire. « Le nucléaire paraît très technique, EDF chiffre donc elle-même son préjudice économique et le tribunal ne désigne pas toujours d’expert indépendant pour contrôler ce chiffre, explique Laura Monnier, juriste chez Greenpeace France. Pour le dossier Cruas, le tribunal a nommé un expert, maiscelui-cia repris mot pour mot l’analyse d’EDF. »

Cette dérive s’aggrave depuis trois ans pour l’ONG, avec un glissement sur le terrain de l’atteinte à la réputation. « EDF demande systématiquement 500 000 euros pour ce motif, rapporte Laura Monnier. _C’est énorme : si vous regardez les barèmes des préjudices moraux en matière de délits, de crimes comme des viols, etc., ça n’atteint jamais plus de 30 000 euros. Les tribunaux nous condamnent désormais systématiquement à 50 000__euros. »_

« La justice française est à rebours de celle d’autres pays. »

Le cas de Greenpeace n’est pas isolé. Le lobby du vin bordelais, le CIVB, est parvenu à faire condamner devant un tribunal civil une lanceuse d’alerte, Valérie Murat, à 125 000 euros de dommages et intérêts pour avoir écorné l’image du cru, comme le raconte Basta ! (1). Armée d’une analyse toxicologique, cette fille d’un vigneron décédé d’un cancer des poumons en 2012 avait osé révéler la présence de résidus de pesticides dans vingt-deux vins estampillés « haute valeur environnementale », un label par ailleurs décrié comme du greenwashing. Le CIVB l’a attaquée pour « dénigrement » et a gagné, en février 2021, sans avoir apporté aucune preuve du préjudice sur son commerce. « Ce qu’ils veulent, c’est me briser en tant qu’individu et asphyxier [mon] association Alerte aux toxiques pour nous empêcher de mener des actions», affirme Valérie Murat à Basta ! Une cagnotte en ligne pour la soutenir a déjà recueilli 88 000 euros (2).

Autre exemple frappant, l’application d’information aux consommateurs Yuka a été condamnée pour « dénigrement » après la plainte d’un fabricant de charcuterie utilisant des nitrites. Elle a dû s’acquitter de 25 000 euros de dommages et intérêts. Un signal désastreux pour la liberté d’expression. « La justice française est à rebours de celle d’autres pays, qui considèrent que ces actions sont légitimes », estime Laura Monnier. Greenpeace a fait appel de sa condamnation pour l’intrusion de Cruas (jugement rendu le 1er juillet) et pense saisir la Cour européenne des droits de l’homme, qui a reconnu la désobéissance comme un moyen d’action légitime. Mais cette ligne est loin d’être celle du gouvernement français. Depuis deux ans, la police n’hésite pas à utiliser directement les contraventions pour frapper les militants au portefeuille, sans même passer par la case justice.

Une technique largement éprouvée envers les contre-venants aux couvre-feux pendant le confinement, qui vise en particulier les bénévoles qui distribuent à manger aux migrants, à Calais, harcelés à coups d’amendes de 135 euros en vertu d’un arrêté préfectoral interdisant les distributions alimentaires depuis septembre 2020. La police a aussi verbalisé tous les participants à une contre-manifestation « non déclarée », le 2 mai à Paris, face au syndicat d’extrême droite Alliance venu dénoncer la mise en examen de deux agents après la mort de deux personnes le 24 avril.

Cette méthode est si efficace que Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, promettait le 12 avril de généraliser ces amendes forfaitaires à toutes les peines de moins d’un an. « On pense que c’est par le porte-monnaie que l’on peut répondre à une certaine impunité, insistait le premier flic de France. On peut simplifier le processus pénal en faisant confiance aux policiers et aux gendarmes. » Quitte à sombrer dans l’arbitraire.

(1) « “Que met-on sur les vignes dans le Bordelais ?” : la question à 125 000 euros que Valérie Murat a osé poser », Nolwenn Weiler, basta.media, 20 janvier 2022.

(2) « Soutien à AAT et à sa porte-parole Valérie Murat », gofundme.com

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