Sans-papiers : Ethnographie de la menace

Au cours d’un long travail au plus près des sans-papiers, l’anthropologue Stefan Le Courant donne à voir des quotidiens en situation de péril imminent.

Hugo Boursier  • 18 mai 2022 abonné·es
Sans-papiers : Ethnographie de la menace
© Aline Morcillo / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Pour caractériser le monde des étrangers en situation irrégulière, en prise avec un État qui ne cherche qu’à les expulser, Stefan Le Courant admet une difficulté : « faire de la menace un objet d’étude », c’est tenter d’« appréhender une présence qui se dérobe ». Car dans la vie des quarante personnes qui témoignent dans l’ouvrage de l’anthropologue, se dessine une discipline du risque permanent : il faut « anticiper le surgissement de policiers, guetter les signes annonciateurs d’une interpellation en préparation, prêter attention aux détails, se méfier des apparences ». Toute une collection de signes ténus, que le chercheur ne peut pas toujours saisir ou retranscrire, mais qui constituent le quotidien des personnes sans papiers.

Vivre sous la menace : les sans-papiers et l’État Stefan Le Courant, Seuil, La Couleur des idées, 368 pages, 23 euros.

C’est la force du travail de l’auteur, dont le livre prolonge une thèse soutenue en 2015 : en réalisant plus de 300 entretiens comme bénévole à la Cimade en tant qu’assistant juridique, entre 2005 et 2009, il permet d’appréhender ces vies sous le joug, en état d’urgence permanent dans chaque lieu traversé, au foyer, à la préfecture et bien sûr dans la rue, cet « espace par excellence de l’exercice policier ». Des vies croisées, cassées, présentes en France pour des raisons singulières mais qui se retrouvent confrontées au même fonctionnement kafkaïen d’un État dont le seul objectif affiché consiste à les « reconduire », quoi qu’il en coûte.

En formalisant sa politique migratoire autour de l’expulsion, l’administration poursuit depuis le début des années 2000 sa politique du chiffre, multipliant les obligations de quitter le territoire alors qu’une mesure sur cinq est finalement exécutée. Un affichage qui tente, bon gré mal gré, de dissimuler l’inefficacité de sa politique répressive : chaque année, le nombre de régularisations est supérieur à celui des expulsions. Pour l’anthropologue, l’État produit son propre « spectacle de la sévérité », et les sans-papiers en sont les acteurs et les victimes perpétuelles. Ce statut leur assigne un rôle, celui d’être le moins visibles pour le policier, quand ce dernier – et c’est aussi un des traits percutants de cette enquête – détaille l’organisation de ses contrôles, c’est-à-dire explicitement autour du délit de faciès.

Concrètement, il s’agira d’éviter les gares ou les quartiers très fréquentés par les personnes d’origine étrangère (et donc où se trouvent, potentiellement, des lieux de sociabilité et d’accueil pour elles), de changer d’itinéraire de métro, d’adopter une certaine marche en fonction des lieux… Une géographie de l’espace, transmise par les conseils d’autres dans le même cas ou enrichie par l’expérience des nombreuses arrestations, qui constitue un « savoir circuler ». Ces stratégies, imparfaites tant l’expérience de l’interpellation peut survenir n’importe quand, et autant de fois que le souhaite l’administration, poussent les sans-papiers à « examiner leur propre corps au travers du regard des policiers ». En somme, comme l’écrit Stefan Le Courant, « échapper à l’expulsion exige une conformation à l’hypercorrection sociale attendue de l’immigré ».Un livre important, et inédit selon l’anthropologue Michel Agier, qui signe la préface, tant il dessine avec précision une « ethnographie de la menace ».

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