William Bourdon : « Dans les affaires d’outrage et de rébellion, l’agresseur devient l’agressé et la victime le coupable »
Les demandes financières disproportionnées contre des activistes et la sacralisation de la parole de la police participent d’une « tension sourde » qui travaille la société française, dénonce l’avocat William Bourdon.
dans l’hebdo N° 1705 Acheter ce numéro
Avocat au barreau de Paris et à la Cour pénale internationale, William Bourdon établit un continuum entre la multiplication des poursuites pour outrage et rébellion faisant suite à des plaintes de policiers et les dommages et intérêts excessifs obtenus par des multinationales contre des militants.
Les dommages et intérêts prononcés dans le cadre d’actions de nature politique sont-ils un nouvel outil de l’arsenal répressif ?
William Bourdon : Il y a d’évidence une stratégie commune qui s’est aggravée, entre les grands acteurs industriels tels qu’EDF et les forces de sécurité visant, par des demandes financières parfois insensées, à criminaliser des acteurs de la société civile et, plus généralement, celles et ceux qui défendent simplement leur dignité au cours d’interpellations brutales. Cette situation est métaphorique d’une tension qui s’aggrave entre des citoyens et des acteurs publics et privés de plus en plus crispés et agressifs. C’est évidemment paradoxal, à un moment où la participation à la défense de l’intérêt général n’a jamais été aussi urgente et contribue à donner une reconnaissance encore plus forte à l’action des acteurs de la société civile.
Je défends depuis des années de jeunes interpellés mécaniquement poursuivis pour outrage et rébellion. C’est surtout le cas quand ils ont été victimes de violences. Plus les policiers peuvent être suspectés valablement de violences volontaires, plus ils s’engagent dans une stratégie écran et déposent plainte pour rébellion et outrage. Le double objectif est de criminaliser la victime, de l’intimider et de tenter de s’acheter une impunité auprès des juges. Cela produit un renversement, caractéristique de notre époque, où l’agresseur devient l’agressé et la victime le coupable.
Tant que la hiérarchie policière et le ministère de l’Intérieur laisseront faire – et nous savons qu’ils sont structurellement inhibés par rapport aux grands syndicats de police –, ce sentiment d’immunité perdurera. Et ce d’autant que, sous la présidence d’Emmanuel Macron, la répression des activistes, notamment du climat, s’est aggravée, avec des réactions violentes des forces de l’ordre et la multiplication des amendes et des gardes à vue.
Cette stratégie conduit à financiariser des dommages de façon parfois totalement artificielle. Une simple ecchymose peut devenir une incapacité temporaire de travail de plus de huit jours, par la complaisance trop systématique avec laquelle des médecins délivrent des certificats médicaux. Et EDF obtient 670 000 euros de dommages et intérêt en réparation du préjudice économique causé selon elle par l’intrusion dans la centrale de Cruas par des militants de Greenpeace en 2017 (lire ci-contre). EDF est un justiciable comme un autre, mais on peut s’attendre de la part d’un grand acteur industriel à autre chose qu’à une stratégie d’intimidation et de criminalisation qui résonne avec une hostilité croissante dans certaines communautés d’intérêts à l’égard du monde militant.
En écho à cela, les procédures bâillons se multiplient pour tenter d’étouffer et d’intimider les militants anticorruption de Sherpa ou Transparency International. Je peux témoigner du fait que certaines ONG ont reculé, alors que les dossiers étaient costauds, et que des journalistes ont été dissuadés de publier.
Est-ce qu’on est jugé plus durement quand on est un militant politique ?
Pas nécessairement. Il y a tout de même des juges attentifs à ne pas ratifier les excès de la répression de ces acteurs publics ou privés. Certains reconnaissent le caractère désintéressé et la contribution à des grands débats d’intérêt public des actions incriminées. D’autres magistrats considèrent au contraire que l’habillage d’un acte délictuel par une cause politique ou citoyenne est presque une circonstance aggravante. Comme un écho d’une tension sourde qui traverse aujourd’hui notre corps social, dont les juges sont aussi partie prenante.
Ce qui caractérise les affaires d’outrage ou de rébellion, c’est la grande faiblesse des procédures…
Oui, mais cette vacuité est compensée par une sacralisation, par trop de magistrats, de la parole des policiers, qui produit une -asymétrie entre la parole de la victime et celle de l’agresseur. Mais ça marche parce qu’il y a une présomption de force probante attachée au procès-verbal qui est très difficile à renverser. À cela s’ajoute une mansuétude excessive d’un certain nombre de magistrats qui intériorisent sans recul la grande difficulté des policiers aujourd’hui, qui est une réalité. Cela fabrique un sentiment de déni de justice chez un certain nombre de jeunes, qui après avoir subi une violence se prennent en plus une criminalisation qu’ils considèrent à juste titre comme infondée. C’est la double peine.
William Bourdon est l’auteur, avec Vincent Brengarth, de Violences policières. Le devoir de réagir, Tract Gallimard n° 38, 2022.
_Délibéré du jugement des 34 militants de Greenpeace, poursuivis pour intrusion, le 21 février 2020, dans l’enceinte de la centrale nucléaire du Tricastin. Crédit : _Nicolas Guyonnet / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP