13 Novembre : la bataille des victimes pour tout entendre
Alors que les dix mois de procès des attentats du 13 novembre 2015 se sont achevés le 29 juin, _Politis_ revient sur la mobilisation de plusieurs rescapés pour accéder à l’enregistrement audio de l’attaque du Bataclan. L’enjeu ? Se réapproprier leur histoire.
dans l’hebdo N° 1712 Acheter ce numéro
Lorsque le son a jailli, l’image a immédiatement suivi. Le 17 septembre 2021, quand retentissent dans la salle d’audience les 22 premières secondes de l’attaque terroriste au Bataclan, Éléa Gobbé-Mévellec, 36 ans, a un flash. La fosse. Les musiciens. Les premières notes. Les détonations. Puis… le tribunal coupe le son. Éléa, qui souffre d’amnésie traumatique, a besoin de davantage. Elle veut voir ce que son être cache dans ses tréfonds. Est-ce que tout ceci a été réel ? « Réécouter, c’est me permettre de rendre réel un événement que j’ai éjecté de ma mémoire, explique-t-elle. Je veux enfin le retrouver. » Et le combat a commencé.
Deux heures trente-huit
Avant cette diffusion, Éléa ne connaissait pas l’existence de cet enregistrement, de ce dictaphone Olympus Liner découvert ce 13 novembre 2015 sur les marches du balcon du Bataclan et dont la carte mémoire contient les deux heures et trente-huit minutes qu’a duré l’attaque. Son propriétaire, non identifié, avait visiblement tenté un enregistrement clandestin du concert des Eagles of Death Metal. Au lieu de cela, il a permis de fixer la mémoire audio de l’un des volets les plus meurtriers des attentats du 13 Novembre. Mais ce fichier son est alors inaccessible aux victimes. Sur ce point, le bras de fer avec les autorités s’étirera tout au long du procès.
On nous dit d’oublier, de tourner la page, mais c’est impossible.
Le 28 octobre 2021, Arthur Dénouveaux, président de l’association de victimes Life for Paris, lance le premier pavé dans la mare. Au moment de son intervention devant la cour, il fait diffuser une vidéo du début du concert pour montrer « ce que les terroristes voient quand ils viennent assassiner des gens de dos », clame-t-il avant de questionner ouvertement les précautions prises par la cour de ne pas diffuser d’extraits sonores ou d’images du massacre. Ce jour-là, environ quatre minutes de plus lui sont accordées. La voix des terroristes résonne enfin dans le tribunal : « Le premier qui bouge, qui ne fait pas ce que je dis, je lui mets une balle dans la tête, est-ce que c’est clair ? » Puis, les tirs.
« Procès ordinaire »
Mais pour certains rescapés, ce n’est pas suffisant. Le 31 mars 2022, Life for Paris implore de nouveau la cour d’accepter de diffuser à l’audience une cinquantaine de photographies et six minutes d’audio. « Un procès d’assises, c’est montrer la scène du crime », explique à l’audience Me Jean-Marc Delas, avocat de l’association. Il rappelle « la confrontation à Nuremberg des accusés avec l’horreur et leurs réactions. Les psys avaient relevé ceux qui étaient en pleurs, ceux qui protestaient ». D’autres avocats se joignent à lui, refusant une « une audience aseptisée », rappelantau président, Jean-Louis Périès, son exigence d’un « procès ordinaire ». Au sein des parties civiles le débat fait rage. Beaucoup de personnes endeuillées ne veulent pas que soient diffusées des images des corps de leurs proches. Ils ne veulent pas non plus entendre ce qu’ils ont vécu. Pourtant, bon nombre de rescapés en expriment le besoin.
« On y était et ces images, ces sons : c’est ça, la vérité », témoigne Lydia. Ce soir-là, elle était tout devant. Quand les coups de feu ont retenti, elle n’a pas compris ce qu’il se passait. Lydia s’est retournée : une marée noire de corps enchevêtrés et des traits de lumière. Appuyée contre la barrière qui sépare la scène de la fosse, elle saute pour passer par-dessus. Mais, au même moment, les corps tombent comme des dominos et lui écrasent la jambe droite contre la plaque métallique. Lydia est en position debout, comme un oiseau à bascule. Elle a tout entendu, mais il lui reste peu d’images. Seulement l’essentiel pour sa survie.
« Ils ont rechargé cinq fois avant que je ne réussisse à sortir. Quand je me suis enfuie, plus personne ne sortait. Ma mémoire a effacé des images et je veux les récupérer. Elles sont là, dans ma tête. Ça se manifeste par des cauchemars, des insomnies… » Lydia s’est tatoué sur le poignet gauche « 13 » en chiffres romains. Une façon d’exorciser mais aussi de marquer. « On nous dit d’oublier, de tourner la page, mais c’est impossible, explique-t-elle. Le soir, parfois, ça joue tout seul dans ma tête. Quelque chose dont je n’ai pas conscience peut déclencher des flash-back sans que je puisse les maîtriser. Ça m’arrive de temps en temps et ça m’effraye moi-même car je perds le contrôle. Je veux écouter cet enregistrement parce que je veux maîtriser ce moment. Je peux comprendre la difficulté pour les familles endeuillées. Mais retirer à tout le monde la possibilité d’y avoir accès, ça, je ne le comprends pas. »
« Paternalisme »
La nécessité s’impose : l’enregistrement doit être versé au débat dans son intégralité pour être accessible à toute partie civile qui en ferait la demande. Mais les autorités opposent aux victimes une fin de non-recevoir. « On comprend le besoin de se réapproprier ce qu’elles ont vécu, mais il y a vraiment un risque de fuite », confirme à l’audience Camille Hennetier, l’avocate générale du Parquet national antiterroriste. Les sons et les images pourraient être détournés par les organisations jihadistes. Un risque balayé d’un revers de la main par Arthur Dénouveaux : « Tout le monde a le dossier ! [dans lequel figurent les images, NDLR], raille-t-il_. On met le poids de cette crainte sur les parties civiles alors que, bien souvent, les fuites viennent d’ailleurs. »_
J’avais le souvenir d’un silence et je l’avais interprété comme un trou de mémoire. En fait, il a vraiment eu lieu.
Après une demi-heure de pause ce 31 mars, le président de la cour d’assises, Jean-Louis Périès, accepte de diffuser une vingtaine de photos sur la cinquantaine demandée et trois extraits sonores triés sur le volet. En revanche, il refuse « d’autres versements aux débats ». L’enregistrement du dictaphone reste sous scellés. « J’ai trouvé cette décision très paternaliste : le juge peut l’écouter en entier mais pas nous ? Qui peut mieux nous protéger que nous-mêmes ? Qui décide de ce qui est bon pour nous ? » se demande Éléa. « Tout le monde veut notre bien malgré nous. On nous demande de venir raconter nos plaies, mais on refuse de les voir. Nous voulions éviter la censure, mais on nous l’a imposée. C’est un tabou sur la vérité ! » s’agace Arthur Dénouveaux.
« Mémoire et réalité »
Le 8 avril, l’avocat dépose ses conclusions obligeant la cour à statuer et à justifier, par écrit, sa décision. « Certaines parties civiles ont le sentiment d’un manque de débat contradictoire sur une pièce essentielle du dossier », écrit l’avocat. Elles ont aussi « le sentiment d’un manque de transparence, voire de loyauté de la Cour à leur égard. » Me Maugendre souhaite « la mise à disposition de cet audio au greffe de la Cour pour que chacune des parties puisse, si elle le désire et à sa demande, procéder à son écoute ».
Le 21 avril, le tribunal finit par céder, reconnaissant que « rien ne s’oppose sur le plan juridique à la demande visant l’ouverture du scellé n° Audio-Bataclan-BAT-ZJ-E13 et au versement d’une copie du contenu dudit scellé aux débats ». Le fichier « Enregistrement Bataclan-2 » est rendu accessible. « C’est une grande victoire et elle s’est véritablement faite sous l’impulsion des parties civiles », s’enorgueillit M. Dénouveaux. « On aurait dû le faire bien plus tôt », souffle Me Maugendre.
Désormais, les avocats qui souhaitent permettre à leurs clients d’accéder à ces fichiers peuvent s’inscrire sur une liste. À la fin de la dernière semaine du procès, plus de soixante-dix d’entre eux avaient déjà effectué la démarche, représentant plus de la majorité des victimes.
Julien*, lui aussi rescapé de la fosse du Bataclan, n’a pourtant aucune envie de réentendre la scène. Il est « passé par d’autres chemins » pour avancer et, s’il comprend la démarche, il avertit sur les risques qu’elle comporte, et notamment « d’être exposé à quelque chose de très violent, d’autant plus si l’écoute se fait seul et sans suivi, prévient-il. J’étais plutôt pour une diffusion plus large dans le contexte de l’audience parce que c’est encadré par des psychologues. Plus globalement, ceux qui l’écoutent prennent aussi le risque d’être exposés à des choses qu’ils n’ont pas vécues ».
Je sens que je peux vivre avec ça, enfin.
Arthur Dénouveaux n’a d’ailleurs écouté que les dix premières minutes : celles qui concernent son histoire, celles qui précèdent sa fuite. « J’avais le souvenir d’un silence entre les premières balles et la suite, et je l’avais interprété comme un trou de mémoire, raconte-t-il. En fait, ce silence a vraiment eu lieu. Ça m’a rassuré. Ça m’a permis de confronter ma mémoire à la réalité, de mettre des faits en face des ressentis. En revanche, je n’écouterai pas le reste de l’enregistrement parce que ça n’est pas l’intime de mon histoire. »
L’étendard de la vie
Une affaire de paternité sur son récit qui occupe nombre de victimes. Éléa le réapprivoise par étapes. Car, pendant longtemps, elle avait décidé de s’en éloigner le plus possible, dans un besoin de lâcher prise surl’événement. « Après l’attentat, la psychologue que j’ai vue m’a conseillé de m’éloigner de cet événement pour ne pas me créer de faux souvenirs qui ne m’appartiendraient pas en allant chercher ceux des autres, à un moment où les miens étaient inaccessibles. Parce que juste après, je cherchais trop. Je lisais tout, se souvient-elle. Alors j’ai tout coupé. Les infos. La radio. » Comme un abandon. Mais, presque malgré elle, l’histoire rattrape la dessinatrice. La voilà embarquée dans un projet commencé bien avant les attentats et qui sort en 2019 : elle coréalise l’adaptation animée du roman de Yasmina Khadra Les Hirondelles de Kaboul. « Lorsque Éléa fuit la fosse du Bataclan pour se retrouver sur le toit de celui-ci, elle comprend qu’elle devra coréaliser ce film. Elle comprend ce que représente comme résistante une jeune Afghane se peignant nue sur le mur de sa maison en écoutant de la musique », a plaidé son avocat, Me Maugendre. « La création, c’est l’étendard de la vie. »
« Béance »
Au procès, Éléa a d’ailleurs ressorti ses crayons. Elle a commencé doucement. S’installait dans un coin de l’immense salle sans fenêtre où s’écrit une nouvelle partie de son histoire. Les pieds nus, en tailleur sur un banc de bois clair. La palette colorée posée sur le côté, elle a croqué des victimes, des policiers, des avocats, des scènes… Ce n’est que la toute dernière semaine du procès que la jeune femme a franchi un cap exceptionnel : avec le soutien de son avocat et d’Emmanuel Prost, dessinateur pour Charlie Hebdo, elle a demandé et obtenu l’autorisation d’entrer dans l’antre des avocats. De s’installer face au box et de dessiner les accusés. Celle qui, à l’ouverture du procès, n’osait pas soutenir leur regard leur a fait face. Éléa a franchi bien des étapes. Remporté des victoires. Redessiné les contours de son histoire.
Après dix mois d’audience, revisitant l’une des attaques terroristes qui ont le plus profondément marqué notre pays, aucun protagoniste n’est sorti indemne de cette séquence judiciaire. L’ombre de ce que Me Maugendre appelle « la béance après procès » plane. Mais Éléa est prête. Avant le délibéré du 29 juin qui clôturera le procès, la jeune femme veut écouter l’enregistrement de l’attaque. Elle n’appréhende pas. Elle veut le faire dans un cadre bienveillant, avec toutes les victimes qui en ont envie, comme Lydia. « C’est une bonne manière de boucler tout cela », explique Éléa, qui, à l’origine, n’attendait rien de ce procès. « Je ne voulais même pas venir. Je me sentais illégitime parce que je suis sortie vivante. C’est mon avocat qui m’a poussée. J’ai la sensation de m’être réapproprié quelque chose. Je sens que je peux vivre avec ça, enfin. Malgré les immenses malheurs, il y a des choses chouettes qui se sont construites. De très belles rencontres. J’ai hâte que ça se termine, hâte de pouvoir enfin vivre sans tout lier à ça. »
Note : les attentats du 13 novembre ne concernent pas seulement l’attaque du Bataclan mais aussi celles du Stade de France et des terrasses de cafés des dixième et onzième arrondissements de Paris.
*Le prénom a été modifié.