À l’Ehpad public aussi, un service en « mode dégradé »
Le livre Les Fossoyeurs, de Victor Castanet, a mis en lumière les pratiques du groupe Orpea. Mais les établissements relevant de l’État sont également soumis à une réduction drastique des coûts.
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C’est une histoire de changes dans un Ehpad public de l’Isère. Un jour, les aides–soignantes se rendent compte que les nouveaux modèles sont de moins bonne qualité que les précédents. Si elles font bien remonter l’information, elles sont ignorées : question de coûts. Passer un marché public, c’est choisir le « mieux-disant » budgétaire. Si les aides–soignantes ont la responsabilité des commandes, elles n’ont pas celle du budget. Résultat ? Le personnel s’est retrouvé avec des pensionnaires piteusement trempés au milieu de la nuit, ce qui n’était pas le cas auparavant. Il leur a fallu travailler davantage pour prévenir des problèmes d’hygiène.
Cette histoire de changes est symbolique de ce qui se passe – aussi – dans les Ehpad publics, au-delà des révélations de Victor Castanet dans son livre Les Fossoyeurs, sur les méthodes cyniques des maisons de retraite privées, telle Orpéa, visant la rentabilité à tous les étages.
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« Sachons d’abord qu’il s’agit de distinguer les établissements, qui ne sont pas tous dans la même logique de coûts, explique Florence Braud, membre de la Fédération nationale des aides-soignants (Fnas), entre les Ehpad privés à but lucratif, où la rentabilité est clairement affichée, les Ehpad privés à but non lucratif et les Ehpad mutualistes et publics, qui ne cherchent pas à faire de l’argent (1). »
Il n’empêche, la question des coûts, côté public, existe. Médecin en gérontopsychiatrie, auteur de L’Anti-manuel de management dans les Ehpad et autres établissements médico-sociaux (2), Michel Bass remonte le fil du temps : « Les raisons pour lesquelles l’administration veut toujours se réformer reposent sur le mot “efficace”. Et qu’est-ce qui fait l’administration publique, sinon le budget ? Le mot d’ordre est la réduction des coûts. On l’a vu depuis la “rationalisation des choix -budgétaires” (RCB) dans les années 1960-1970. Le but : qu’est-ce qui doit être éliminé pour réaliser des économies ? »
Quand le temps manque, la maltraitance survient.
Au fil des années et des lois, à droite comme à gauche, « il y a toujours cette idée d’améliorer l’administration et de la réformer en vue de dépenser moins, poursuit le médecin. C’était encore le cas en 2009, avec la loi HPST consacrant des hôpitaux administrés par des bureaucrates et non plus cogérés avec le personnel soignant ». C’est valable pour les Ehpad publics. « C’est l’application du “new public management” : on a vu le personnel soignant comme des exécutants. La seule chose qu’on contrôle, c’est la conformité, comme “l’échelle de Braden”, outil destiné à mesurer le risque d’escarres, ou le lavage des mains, une fois par an, dans un univers de procédures chronophages et démobilisantes, transformant le monde réel en un monde de chiffres qui finissent par remplacer la réalité. »
L’heure est à la productivité. « La différence entre l’Ehpad privé et le public est que le premier veut faire du pognon, juge Michel Bass, pour des actionnaires qui exigent les prestations les moins coûteuses. Dans le public, c’est l’État qui joue ce rôle. C’est moins direct, mais c’est la même finalité : payer le moins possible. » Et peu importent les services rendus.
Cette politique et ces méthodes de management ne sont pas sans conséquences sur le personnel et les pensionnaires. « Une aide-soignante doit traiter dix patients dans la matinée, et en même temps renseigner ce qu’elle fait dans un ordinateur, tout en palliant les absences de ses collègues, parce qu’on ne peut décemment pas laisser un résident dans du linge souillé, ni dans son lit, sans lui apporter à manger. On appelle ça fonctionner en “mode dégradé” », précise Michel Bass.
Plusieurs aides-soignantes racontent : « Quand on arrive le matin à 7 heures, on commence par compter le nombre de -collègues absents, qui n’en peuvent plus, qui sont à bout. Puis on évalue les tâches. » Entre 7 et 11 heures, il leur arrive de devoir traiter jusqu’à quatorze personnes. Ce sont les résidents qui se plient au rythme de l’Ehpad, et non pas le contraire, toujours en raison du manque de personnel. Et quand le temps manque, la maltraitance survient. Au quotidien, la recherche du gain de temps est partout. Elle accroît le développement des pathologies, le risque de régression. Une course contre la montre qui fait qu’un pensionnaire peut n’avoir qu’une douche par semaine. « Tout est rythmé par des contraintes d’organisation : celles de la toilette, des soins, des médicaments. On répond aux besoins, pas aux envies », déplore Florence Braud.
Le père de Jocelyne résidait dans un Ehpad public en Loire-Atlantique : « Sa chambre n’était jamais nettoyée, ou très mal, à peu près tous les quinze jours selon un planning, avec des restes de repas qui traînaient par terre, laissés tels quels, à cause d’un sous-effectif criant. On a fini par acheter une balayette pour nettoyer la chambre. Pareil pour nettoyer son fauteuil roulant avant de l’accompagner à chaque sortie. Les toilettes étaient au même niveau. Il avait beau appuyer sur la sonnette d’alarme une heure durant, personne ne venait. Et il ne fallait surtout pas utiliser plus de deux couches par jour. »
Sitôt décédé, sitôt remplacé
Michel Bass décrit une autre facette de cette âpre réalité : « Les Ehpad fonctionnent avec une population de 85 ans d’âge moyen, avec des personnes très diminuées physiquement ou mentalement, des personnes qui vont mourir. Or soigner physiquement et psychologiquement ce public – sachant que la durée moyenne de vie en Ehpad est de deux ans et demi, moins encore avec des gens qui entrent avec des maladies dégénératives, ce n’est pas aisé. On nomme cela des “lieux de vie”, mais ce sont des antichambres de la mort. Le personnel soignant, souvent jeune, qui sort de l’école, peu expérimenté, est confronté sans assez de compétences et d’accompagnement à la déchéance, à la dégradation, à la fin de vie. Et au deuil. » Celui des familles et le leur propre. Ce genre de difficulté est aggravé par les impératifs des autorités de tutelle, qui exigent un taux d’occupation de 95 % ! Sitôt décédé, sitôt remplacé, dans un délai de trois jours en moyenne. Le nom sur la porte de la chambre n’a parfois pas le temps d’être modifié.
L’Ehpad idéal n’est justement pas l’Ehpad ! C’est une aberration en soi.
Dans un établissement, il faut revenir trois fois dans la chambre pour traiter, soigner, changer le résident, qui souvent ne comprend pas ce qui lui arrive et empêche le personnel dévoué d’effectuer son travail correctement. « C’est la porte ouverte à tous les débordements et abus possibles », avertit Michel Bass. Là, un vieil homme souffrant d’un glaucome, presque aveugle, qui crie, tape, envoie tout balader. Les infirmiers demandent au médecin de le calmer, c’est-à-dire de lui prescrire des psychotropes. « Comme ça ne marche pas, ajoute Michel Bass, on ne le sort plus de sa chambre ». Il est ainsi confiné, nourri d’un plateau-repas, si tant est qu’il le mange. Un animal en cage. « À cela près qu’au zoo, les pensionnaires sont soignés. C’est la conséquence du fait qu’aucun travail n’est fait avec les jeunes aides-soignantes pour qu’elles comprennent que le patient ne doit pas être la variable d’ajustement de leur difficulté d’exercice. » La simple distribution d’un verre d’eau en plein été est devenue difficile. Parce que ce sont aussi les vacances du personnel et qu’on en manque cruellement.
Pour Michel Bass, les Ehpad publics utilisent souvent, comme dans le privé, la menace, la sanction et la violence. « Quelqu’un qui se comporte mal est sanctionné : pas de droit de visite, de sortie, de cigarettes, pas le petit verre de vin habituel, etc. Mais beaucoup de médicaments. Avec cette vision, tout problème vient du patient et de sa pathologie. » Or le patient « a aussi des choses à nous dire. Et c’est à nous de réfléchir là-dessus, d’écouter. Sauf que cela demande du temps, et du temps, on n’en a pas ».
« Ce manque de personnel est dû à une crise des vocations, explique Florence Braud_. Ce sont des métiers difficiles physiquement. Les soignants ont en moyenne sept ans d’espérance de vie en moins, à cause des horaires décalés, des alternances jour/nuit, de l’exercice un week-end sur deux, jours fériés compris. Malgré les primes qui compensent cet emploi du temps, cela reste compliqué. On commence tôt le matin, on finit tard le soir. C’est un métier qu’on exerce péniblement toute sa vie, avec peu d’évolution de carrière. »_ La crise sanitaire a aussi eu des conséquences directes. « On a beaucoup demandé aux aides-soignants, reprend Florence Braud. Des gens sont partis parce qu’ils étaient épuisés. L’affaire Orpea n’a pas encore impacté l’Ehpad public, même si on n’est pas à l’abri de mauvaises surprises. »
Ehpad hors les murs
Il est pourtant possible d’imaginer autre chose – si l’on veut rester optimiste. « Il s’agit de faire confiance aux gens, aux acteurs de terrain, aux familles, aux élus locaux susceptibles de proposer des réponses alternatives. Il faut sortir de la verticalité et réinventer des systèmes de coopération, de constitution en commun, de partage entre les familles et les personnes âgées. Encore faut-il, pour les tutelles, faire confiance aux acteurs », souligne Michel Bass.
« Dans le public, ajoute Florence Braud, il n’existe pas de fonctionnement idéal. La question est “qu’est-ce qu’on fait de l’argent ?”. Il n’y a pas que les soins. La vie idéale d’un Ehpad, c’est celle qui serait la plus proche de la vie courante. Pas seulement entouré de vieilles personnes, mais près de chez soi, tout simplement. L’Ehpad idéal n’est justement pas l’Ehpad ! C’est une aberration en soi. Imaginer sortir de son logement au moment où on en a le plus besoin, pour aller mourir dans un endroit qu’on ne connaît pas, c’est affolant. L’Ehpad idéal est celui hors les murs. Ce serait de pouvoir rester chez soi, avec des services qui viennent à vous. C’est impossible puisque les gens qui entrent en établissement sont justement dans l’incapacité de rester chez eux. Il faudrait mettre en place un système d’aidants qui se relaient continuellement, et adapter les logements. Mais ça coûte trop cher ! L’Ehpad idéal, c’est ce qu’on met en place en amont. La vieillesse ne doit pas être un handicap. Il faudrait instaurer un Ehpad en ville avec tout ce à quoi on a dû renoncer à la maison, en termes de vie sociale par exemple. Prendre le bus, aller au café, recevoir sa famille, faire ses courses, cuisiner, sortir de la collectivité forcée… »
(1) Les dotations de l’État accordées aux établissements publics et privés diffèrent selon le nombre de cas lourds à gérer en résidence.
(2) Outre l’ouvrage de Michel Bass (Erès, 2022), rappelons qu’à la suite d’une chronique radio alarmante en décembre 2017, Frédéric Pommier, journaliste à France Inter, avait publié un excellent récit, Suzanne (L’Équateur, 2020), relatant la maltraitance et les abus dans les maisons de retraite.