Au festival des Petites Rêveries, de la culture de plein champ

La croix verte de la pharmacie de Brinon-sur-Beuvron (Nièvre) clignote, et les clients viennent chercher leurs médicaments et autres produits comme n’importe quel samedi matin. Pourtant, ce jour-là, la patronne, Brigitte Colomine, n’est pas derrière le comptoir. Elle s’active en tant que trésorière et bénévole multitâches du festival les Petites Rêveries, qui s’installe dans le village de 170 habitants.

La maison familiale qui jouxte la pharmacie est le centre névralgique de cet événement consacré au spectacle vivant qui fête ses 20 ans. La réunion quotidienne des bénévoles se déroule au milieu des photos et souvenirs de famille, le petit-déjeuner se prend sur la table de la salle à manger. La cour et le jardin se transforment en scènes pour accueillir le jongleur-poète Idriss Roca et le duo musical et burlesque Les Marie(s).

Aux Petites Rêveries, les spectacles des samedis et dimanches après-midi sont gratuits et se jouent trois fois par jour dans les jardins et les garages des habitants, dans l’école, l’église, la salle des fêtes… Ils ne durent pas plus de trente minutes pour inciter à découvrir diverses formes d’art : l’opéra lyrique, le cirque, le stand-up, le mime et les conférences gesticulées.

« Au début des années 2000, nous travaillions dans cet univers au festival d’Avignon ou à celui de Villard-de-Lans, et nous avons eu l’idée de créer un festival de petites formes théâtrales en milieu rural, chez nous, là où nos enfants grandissaient. Puis nous avons étoffé de grandes formes sous un chapiteau le soir », raconte Rosemay Lejay, programmatrice des Petites Rêveries et aujourd’hui responsable des actions culturelles à la Maison de la culture de Nevers. Avec son compagnon de l’époque, le comédien Manu Kroupit, et Berkins Bienaimé, agent de développement du territoire, ils lancent le projet et affichent d’emblée de fortes ambitions artistiques afin d’obtenir la reconnaissance des élus et des habitants.

« On nous envie cette diversité culturelle. »

Pari réussi puisque, malgré deux années sous cloche à cause de la crise sanitaire, le festival est plus vivant que jamais et les spectateurs au rendez-vous : l’édition 2022 s’aligne sur celle de 2019 avec environ 12 000 entrées, tous spectacles confondus. « Le budget a doublé en huit ans, avoisinant les 80 000 euros cette année : un tiers vient d’aides publiques – en hausse de la part du département et de la région ; le reste, ce sont les ventes de billets, de la restauration, des goodies, sans oublier le chapeau tendu à la fin des spectacles », détaille Brigitte, trésorière depuis la première édition.

Sur la place du village, la « caravache » – caravane customisée avec des taches roses et noires – attire les regards. Devant, une carte de France et une autre de la Nièvre sont couvertes de centaines de punaises indiquant la provenance des spectateurs. « Cela fait partie des indicateurs précieux que j’utilise pour convaincre les élus et décrocher des subventions », précise avec fierté Stéphane Villain, président du festival depuis 2014. « La vision générale de la culture repose sur un modèle qui doit toujours être plus gros, plus beau : Nevers regarde vers Dijon, Dijon vers Paris. Cette tendance a été exacerbée par la société très “start-up nation” valorisée en haut lieu, s’agace Stéphane Villain. Or la culture existe aussi dans les campagnes, chez nous. Et ce n’est pas la fête de la saucisse, c’est un festival convivial, exigeant sur le plan artistique et un brin engagé. »

Si le festival a toujours été soutenu par les collectivités publiques, il a fallu faire preuve de détermination pour que leurs responsables viennent constater par eux-mêmes son impact sur le territoire. Cette année, le conseil départemental de la Nièvre a lancé la saison culturelle estivale 2022 aux Petites Rêveries et a créé pour la première fois un guide recensant plus de quarante manifestations.

« On nous envie cette diversité culturelle, nous savons que c’est l’une des plus belles cartes de visite de la Nièvre », précise Wilfrid Séjeau, conseiller départemental chargé de la culture. « Les Petites Rêveries sont un festival ouvert à tous, l’un des plus beaux, mais ce n’est pas un cas isolé. La Nièvre, c’est le Luberon sans les snobs », complète Fabien Bazin, président (PS) du département.

La richesse culturelle vantée par les politiques n’est pas seulement un slogan destiné à la communication. C’est une réalité souvent indissociable des projets de territoire tournés vers la consolidation du lien social. Comme le festival les Zaccros d’ma rue (1), qui travaille depuis douze ans avec les quartiers populaires de Nevers, même pendant les confinements. Ou la Tournée d’alimentation générale culturelle (2), inventée par le metteur en scène Jean Bojko, selon le principe des épiceries itinérantes mais avec le projet de proposer que des artistes se produisent à domicile.

Prolongeant cet esprit d’entraide, le collectif Les Cultivacteurs, qui regroupe douze associations culturelles de la communauté de communes Tannay-Brinon-Corbigny, est né pour mutualiser les forces, les idées et les moyens. En mai 2020, ils publient une tribune appelant le gouvernement à sanctuariser les aides financières pour sauver la saison culturelle pendant la pandémie de covid, mais aussi la culture dans son ensemble, rempart précieux face à la tentation du repli sur soi.

« Certains acteurs institutionnels nous appellent parfois “les amateurs de la culture”, car nous fonctionnons avec des subventions peu élevées. C’est vrai que nous ne nous payons pas forcément, mais on tient ! » déclare le danseur Alfred Alerte, qui participe au festival depuis le début.

Arrivé en 1998 à Authiou, village de 50 habitants, le chorégraphe a transformé un corps de ferme en ruine, la Bergerie de Soffin, en lieu de création artistique. Lui et son équipe ont dû faire leurs preuves pour convaincre certaines personnes réticentes ou passives face à la culture, toujours jugée élitiste. « Une fois, nous avons associé trois danseuses, un tracteur et un fermier. Tous les agriculteurs du coin étaient là, comme si un mur était tombé ! Puis ils nous ont invités à danser dans les comices agricoles, les fêtes de village. Cela a changé durablement le regard sur la culture », raconte-t-il amusé.

Dans la grange de Didier Yvon, les deux danseuses d’Oups Dance Company, programmée par Alfred Alerte, subjuguent les spectateurs avec leur chorégraphie à mi-chemin entre le théâtre et le contemporain, dans un décor de vieilles armoires en chêne, de stères de bois attendant l’hiver, de brouettes et d’outils vieillis par le temps. D’habitude, c’est là que le propriétaire des lieux bricole ses solex, ses « deudeuches » et son fourgon Citroën Type H.

Après les confinements dus au covid, beaucoup de bénévoles, notamment les plus âgés, n’ont pas repris du service. Mais un simple appel sur les réseaux sociaux a permis de regonfler les rangs, dont de nombreux vingtenaires et trentenaires. Comme Camille, peintre en bâtiment et décor, originaire du coin. Elle est devenue une cheville ouvrière entre les artistes, l’équipe technique et les autres bénévoles. Une fonction créée il y a trois ans pour soulager la programmatrice, juste avant la crise sanitaire, qui n’a donc jamais pu agir sur le terrain. « Ce n’est pas un festival parachuté dans la Nièvre par des artistes de gauche venus des grandes villes. Il a toujours été mis en œuvre par des habitants, de tous bords politiques, avec l’envie de construire quelque chose sur leur territoire, résume Rosemay Lejay. Nous sommes restés fidèles à notre politique, à notre vision de la culture : créatrice de passerelles et populaire dans le bon sens du terme ! »

(1) Du 4 au 19 juillet, à Nevers et dans son agglomération. www.zaccros.org

(2) Du 30 juin au 26 août dans 50 communes du département.