Dans le Var, les arguments de la gauche et l’ombre du Front

À Ollioules, La Seyne-sur-Mer, Hyères et Toulon, candidats et militants de gauche adoptent une stratégie claire pour convaincre dans un département promis à la droite la plus extrême : se mettre à hauteur des électeurs.

Lucas Sarafian  • 8 juin 2022 abonnés
Dans le Var, les arguments de la gauche et l’ombre du Front
© Lucas Sarafian

Rendez-vous boulevard du Général-Leclerc, sept heures du matin. Nom de l’opération : « bouchons au feu rouge ». Au pied de l’Holiday Inn, à la sortie de Toulon, à quelques pas seulement du Pont du Las, quartier populaire à l’ouest de la ville. Éric Habouzit, 35 ans, casquette à l’envers, sac Eastpak porté sur le dos comme un lycéen et candidat sur la 1e circonscription du département, est rejoint par Gwennaelle Jezequel, sa suppléante, et deux militants du coin. Objectif de ce jeudi 1er juin ? Tracter au milieu de la route à quatre voies. Le lieu est stratégique. On y croise ceux qui vont en ville pour travailler et ceux qui en sortent. Armée d’un sac plastique Casino qui contient trois pancartes en carton que le candidat a lui-même confectionnées et des centaines de tracts, la petite équipe se lance. « Je ne sais pas si c’est dérisoire ou pas comme action », ironise Éric Habouzit. Avant de se reprendre : « Si on arrive à se rendre sympa, les gens se rappelleront au moins de nous. Si on fait deux ou trois électeurs ce matin, c’est déjà ça. »

Ce prof de sciences économiques et sociales, reconverti en candidat de la Nupes dans un territoire tenu par la droite depuis 2002, déploie deux stratégies élaborées grâce à son expérience du terrain. « Soit on dit “Bonjour Madame, vous savez pour qui vous allez voter ?”, explique-t-il en adoptant un grand sourire mielleux. Soit il y a le message fort : Emmerder Macron. Ça marche bien. » Mais très vite, la théorie se confronte à la pratique. Et les quatre militants font face à deux problèmes majeurs. Le premier : la durée très courte des feux rouges. Pas plus de 12 secondes à chaque fois pour passer entre les voitures, pancartes à la main et distribuer quelques tracts aux conducteurs qui veulent bien baisser leur vitre. C’est peu. Alors le slogan doit être clair, et il l’est. « Votez pour moi et j’emmerderai Macron pour vous ! » crie Éric Habouzit. Le second problème est plus difficile à surmonter : le terreau politique du territoire. À Toulon, Marine Le Pen est arrivée en tête au premier comme au second tour de la présidentielle. À l’image du département, à quelques rares exceptions près. Sur les 153 communes que compte le Var, 129 ont placé le RN en tête au premier tour. Et seules une vingtaine ont fait barrage au second. Ici, les digues ont largement sauté.

« L’extrême droite a changé. Ce n’est plus comme avant. Aujourd’hui, ils sont structurés. »

L’opération aurait donc pu s’appeler « Peine perdue » tant cette terre est labourée par la droite et l’extrême droite. Mais il n’est pas question de désespérer. Même devant une étudiante qui refuse un tract en expliquant qu’elle votera pour le candidat Reconquête !, Philippe Heno. Même devant un chauffeur de bus paraphrasant un proverbe chinois : « Si le riche maigrit, le pauvre meurt. » Le prof de lycée s’en amuserait presque. « Si même les chauffeurs de bus qui font un boulot pénible reprennent l’argumentaire de la droite… », glisse-t-il. Sourire aux lèvres, il va jusqu’à chanter entre les voitures et pousser cette petite troupe pour faire « encore un tour ». Comprendre : attendre le prochain feu rouge pour distribuer les tracts restants.

Écouter les gens

Laisser tomber, ce n’est pas le genre de la maison. Dans cette terre promise à la droite, il se souvient de ce dimanche 6 mars, date du meeting d’Éric Zemmour au Zénith de Toulon. Ce jour-là, Éric Habouzit s’était posté devant l’entrée et criait, non sans humour, aux militants portant une croix catho : « Vous n’irez pas au paradis ! » « Il ne s’arrête jamais », assure Gwennaelle Jezequel en riant. La théorie se confirme quelques minutes plus tard. Lors d’une séance de boîtage dans le quartier très populaire de la Rode, l’occasion aussi de tracter auprès des passants, le candidat ne semble jamais se démotiver. Et pour convaincre, la méthode est simple : écouter ce que les gens ont à dire. Le prof n’est pas donneur de leçon. « On les fait parler et on répond en fonction de leur problème », synthétise-t-il. Mélenchon, premier ministre ? « Tout le monde ne comprend pas le message. » Le nom du leader insoumis est presque toujours absent du discours des militants et des candidats. Expliquer le pouvoir d’un député dans le cadre d’une majorité ? « Ça marche en fonction de la politisation des personnes. » Ce qui fonctionne ? Le pouvoir d’achat, les petites retraites, le prix de l’essence que la gauche voudrait baisser à 1,40 euro le litre… Il s’agit de cibler concrètement les préoccupations locales. Nourrir sa famille, vivre dignement en tant que personne âgée, faire le plein pour aller travailler. « La population n’est pas très demandeuse sur les questions écologiques », observe le candidat.

Il n’hésite pas non plus à s’arrêter et à discuter, parfois de longues minutes, avec des passants qui manifestent leur désaccord. « De toute façon, c’est soit Mélenchon, soit Le Pen pour moi », explique un homme lorsqu’il voit le tract que vient de lui refiler le candidat. Pas de quoi décourager Éric Habouzit. Il écoute attentivement et défend le rétablissement de la retraite à 60 ans et la revalorisation des pensions à 1 500 euros minimum par mois. L’électeur part en souriant, l’air convaincu. Selon sa suppléante, « il aime le débat et la divergence ». Dans ce territoire, il faut au moins ça. La mairie de Toulon, gardée depuis vingt ans par Hubert Falco, est tenue presque exclusivement par la droite depuis 1959. Seule interruption notable, celle entre 1995 et 2001 durant laquelle le candidat du Front national Jean-Marie Le Chevallier a remporté la municipalité, offrant au parti d’extrême droite sa première ville de plus de 100 000 habitants. Quant à la dernière élection d’un député de gauche dans cette circonscription, elle date de 1981.

Têtes blanches

Dans les communes plus lointaines, les réunions publiques se multiplient. Le même jour, dans la cafétéria de l’Espace santé, au cœur de la zone d’activité des Playes à La Seyne-sur-Mer, la candidate Nupes de la 7e circonscription, Basma Bouchkara, l’air calme et plutôt discrète, et son suppléant Enzo Bonifaccino, 21 ans seulement, essaient de répondre aux questions des habitants, tous visiblement acquis à leur cause. À côté d’une banderole « Joyeux anniversaire » que personne ne peut expliquer, le « ticket » ferraille sur des enjeux locaux : le diesel « que l’on paye aujourd’hui 2 euros pour aller travailler à Toulon », le prix des loyers, la situation difficile de l’hôpital Sainte-Musse, le plus grand du département. La réunion prend des airs de séance d’automotivation dans une ville où Marine Le Pen était là aussi en tête au premier tour en avril, avec 5 points d’avance sur Emmanuel Macron. Seule une voix met en péril l’harmonie de la salle : Mohamed, qui annonce venir d’un quartier populaire de La Seyne-sur-Mer, une commune qui en compte beaucoup. « Si vous êtes élue, promettez-vous de vous attaquer au problème des bailleurs ? » La candidate répond à côté, a l’air de botter en touche et confesse même son incapacité à agir sur la question. Elle ne gagnera peut-être pas le vote de cet électeur.

Ce vendredi 3 juin, dans la salle Porquerolles de l’espace nautique d’Hyères, la réunion commence avec une vingtaine de minutes en retard. La raison ? La salle peine à se remplir. Sur la petite centaine de chaises, une trentaine resteront inoccupées. Là aussi, l’intervention de Julia Peironet Bremond, candidate dans la 3e circonscription, veut se concentrer sur ce qui concerne les habitants. Discours bien écrit – lu surtout –, cette infirmière libérale de 40 ans met l’accent sur l’état du système de santé français, ou plutôt celui du département. En ligne de mire : la fermeture la nuit, depuis le 29 octobre 2021, des services d’urgences non vitales au centre hospitalier de Draguignan, lesquels sont ouverts seulement deux jours par semaine désormais. Une façon de piquer le gouvernement, qui vient de lancer une mission flash sur la réalité de la crise des urgences hospitalières. « Et pour une fois, il n’a pas fait appel à McKinsey », pointe sardoniquement la candidate. L’audience est surtout composée de têtes blanches, à l’image de la sociologie de la ville. Le sujet de la retraite vient ensuite naturellement, juste derrière la dénonciation du manque de mesures prises par le gouvernement « après le scandale des Ehpad ». Une intervention timorée mais surtout calibrée pour le territoire qu’elle espère ravir. La candidate se veut porteuse d’un projet qui réparerait « un département bien trop abîmé par la droite ».

« La droite et l’extrême droite ont fait de ce territoire leur département historique. Et ça dure depuis les années 1970 », observe Dimitri Biche, jeune premier secrétaire fédéral du Parti socialiste. Le constat est partagé par Robert Gaïa, ex-député du Var de 1997 à 2002. Sorte de vieux baron magnifique, ancienne gloire du socialisme local à la voix grave, toujours une cigarette à la main ou entre les lèvres. « L’extrême droite a changé. Ce n’est plus comme avant. Aujourd’hui, ils sont structurés : ils gagnent des mairies et ne les perdent pas. À Fréjus, David Rachline passe dès le premier tour. Ils ont mis des “bons”, maintenant », analyse-t-il. Si le paysage est idyllique – la mer Méditerranée est à seulement quelques mètres, la météo estivale –, le discours est grave. « Il ne faut pas oublier qu’il y a une porosité historique entre la droite et l’extrême droite. Ici, le noyau de la droite n’est pas gaulliste et républicain. Donc on peut passer de l’UMP au FN et retourner à droite avant de soutenir Emmanuel Macron, commente Robert Gaïa. Il n’y a pas de conscience politique dans ce département. » Il se souvient d’un épisode en particulier : la première élection d’Hubert Falco en tant que député du département en 1988, rendue possible par un accord entre la droite et le Front national. Le maire de Toulon, qui a depuis réécrit un solide storytelling de premier opposant à l’extrême droite, soutient aujourd’hui le président de la République. « Pour la gauche, ce sera dur. Et dans tout le département. »

Parfum de dégagisme

Dans la matinée du samedi 4 juin, jour de marché « en plein cagnard », une petite dizaine de militants expérimente l’adversité. Sur la place de la mairie d’Ollioules, à une trentaine de minutes de route de Toulon, la concurrence est là. À quelques mètres d’eux, trois autres militants s’affairent avec, en main, des piles de tracts appelant à voter pour Aline Bertrand, la candidate Reconquête ! de la 2e circonscription. Pour Isaline Cornil et son suppléant Franck Servel, le duo de la Nupes issu à 100 % des rangs du Parti ouvrier indépendant, le combat est rude. Quelques passants refusent les tracts tendus, souvent en silence. D’autres sont un peu plus bruyants : « Non pas de tracts, je n’ai plus de cheminée », « Non, pas Mélenchon », « Faut tous les changer ! Tous des voleurs ! » La douce odeur du dégagisme. « J’ai mis un tract Mélenchon et un autre Zemmour dans le sac. Je m’attendais à ce que ça fasse une explosion. Et en fait, non », remarque une dame à la sortie du marché. Accepter le tract de la candidate Reconquête ! et celui d’Isaline Cornil, c’est le cas de beaucoup de passants. Ici, l’ex-polémiste d’extrême droite a dépassé de 5 points son score national. Mais une chose rend la tâche encore un peu plus ardue à la gauche unie : la candidature de Laure Lavalette, porte-parole de Marine Le Pen durant la présidentielle, qui s’est distinguée sur les plateaux télé avec sa ligne particulièrement réactionnaire et ses punchlines provocantes.

Si rien n’est gagné sur le terrain, jamais Isaline Cornil ne se braque. L’enseignante au visage presque juvénile ne perd jamais son entrain, sûre de ses convictions. Ce n’est peut-être pas une stratégie réfléchie, mais la première question que pose la candidate aux habitants est souvent celle-ci : « Vous êtes dans quelle situation ? » Elle écoute d’abord. Avant d’enchaîner sur l’augmentation des retraites, du Smic, le blocage des prix, l’allocation autonomie pour les jeunes ou la baisse du prix de l’essence. Et souvent elle convainc.