En Pologne, les mères ukrainiennes réfugiées sous pression
Massivement accueillies chez les particuliers avec leurs enfants, les femmes ukrainiennes sont appelées à devenir autonomes financièrement. À partir de juillet, le gouvernement ne prendra plus en charge les frais d’hébergement et de nourriture de leurs hôtes.
dans l’hebdo N° 1709 Acheter ce numéro
I maginez comment, du jour au lendemain, elles ont dû tout abandonner », lance Sofiia. Fini la routine, le sac à dos des enfants préparé le soir pour partir à l’école le matin suivant. Au Badaboom, elle regarde ces dizaines de mamans ukrainiennes qui l’entourent. Toutes sont venues, comme elles, en ce début juin, dans ce centre de loisirs privé où l’on peut aussi boire un café. Un joyeux bazar : attablés, certains enfants font du dessin tandis que d’autres se déchaussent pour se défouler dans une belle salle de jeux. À l’intérieur, les mères peuvent se servir en vêtements, en pâtes, en conserves ou en produits d’hygiène mis à disposition sur place. Les cours de polonais ou d’anglais, pour tous les âges, y sont gratuits. À l’extérieur, sous le soleil et sur le gazon, une ONG étrangère organise une animation pour les petits. Une autre distribue des pizzas. Depuis le début de la guerre en Ukraine, cet endroit hybride, à la fois café et salle de jeux, est tout tourné vers les Ukrainiennes et leurs enfants. « On s’occupe de 400 familles », lance Bogumil, le responsable du lieu. Ici, à Rzeszow, capitale régionale polonaise située à 100 kilomètres de la frontière ukrainienne, les services de la ville estiment qu’il y avait, fin mai, près de 20 000 réfugiés, s’ajoutant à une population d’environ 200 000 habitants.
Sofiia est arrivée en Pologne dès les premiers jours du conflit, avec ses fils de 7 et 9 ans. Vivant juste derrière la frontière, à Volodymyr-Volynskyï, elle s’est installée ici en mars, dans l’annexe d’une maison où loge un vieux couple de personnes âgées. Elle exclut, pour le moment, de retourner chez elle. « Je reste ici pour mes enfants », dit-elle. Même à l’ouest du pays, dans la zone frontalière de la Pologne, la situation demeure imprévisible. Des missiles continuent de tomber occasionnellement autour de Lviv, à seulement deux heures trente de là. D’autres mères – comme Svietlana, originaire de Poltava (à 140 kilomètres de Kharkiv), installée ici avec sa sœur et leurs enfants – imitent Sofiia dans leur choix : épargner à leurs enfants ne serait-ce que le son des sirènes. « Ils ont pris leurs habitudes », reconnaît cette femme de 33 ans. Tandis que la guerre s’enlise en Ukraine, leur séjour en Pologne s’éternise.
La rentrée prochaine pourrait poser d’énormes défis d’organisation au système éducatif polonais.
C’est toute une nouvelle vie qu’il faut alors improviser. Face à l’afflux inouï de personnes depuis fin février, le gouvernement polonais a décidé de verser, pendant quatre-vingt-dix jours, l’équivalent de 8,70 euros par jour et par personne aux particuliers et aux hôteliers qui accueillent des réfugiés ukrainiens sous leur toit. Une somme censée payer à la fois le gîte et le couvert. Tatiana, qui a deux enfants, est hébergée à Krosno, une autre ville du sud-est. Elle a de la chance : le propriétaire du logement qu’elle occupe lui reverse une partie de la somme qu’il reçoit de l’État, dont il déduit le loyer ainsi que les charges. Soit quelque 320 euros par mois pour vivre. Mais à partir de juillet « la situation va devenir difficile ». Les aides de l’État au titre de l’hébergement citoyen devraient être réservées à des cas particuliers, comme les femmes enceintes ou ayant des enfants en bas âge. Tatiana s’attend à devoir payer un loyer. « Nous sommes convaincus que de nombreuses personnes sont capables de devenir autonomes et de s’adapter », a souligné à la télévision publique polonaise Pawel Szefernaker, le ministre chargé des réfugiés. De nombreuses Ukrainiennes se demandent sous quelles conditions exactement elles continueront d’être hébergées à partir du mois de juillet. Faudra-t-il retourner en Ukraine, faute de pouvoir payer un loyer ?
Si la guerre se poursuit, c’est ce qui inquiète Tatiana, venue dans un petit local aménagé par la fondation privée Un grand cœur pour les enfants. Elle vient y chercher des vêtements et jouets pour ses deux fils, âgés de 3 et 7 ans. Or, pour pouvoir payer un loyer, il va falloir travailler. Jusqu’ici, impossible de bouger du domicile. Son fils aîné a suivi l’école ukrainienne à distance – comme partout en Ukraine. Son cadet vient tout juste de trouver une place à l’école maternelle, libérée par le retour au pays d’une autre famille. « Il y a du travail de nuit, mais je n’ai pas de solution de garde », ajoute Tatiana, qui cherche un emploi dans la logistique. La rentrée prochaine pourrait poser d’énormes défis d’organisation au système éducatif polonais. À Rzeszow, un millier d’enfants ukrainiens allaient jusqu’à maintenant à l’école. Alors que la situation s’enlise de l’autre côté de la frontière, la mairie juge possible l’augmentation des demandes d’inscription pour septembre. Cela nécessitera de pousser les murs pour créer des classes d’accueil spécifiques, mais aussi de recruter du personnel bilingue. « C’est la principale inquiétude des collectivités », reconnaît Marzena Kleczek-Krawiec, la directrice de la communication de la ville.
Dans le cas d’Anna, le problème se pose autrement. Installée à Bratkowice, une commune rurale, cette Ukrainienne originaire de Rivne (nord-ouest de l’Ukraine) occupe une petite maison avec ses deux filles et son fils. Elle a trouvé un travail chez un négociant de fruits et légumes surgelés à 10 kilomètres de cette maison, de 6 heures à 15 heures. C’est ce qui lui a permis, jusqu’ici, de se payer à manger. Le cadre, en lisière d’un bois et d’un champ, est certes bucolique. Mais l’école maternelle pour le petit de 5 ans se trouve trop loin. L’accompagner à l’école en bus ? Trop compliqué et trop cher pour le moment. L’aînée, âgée de 21 ans, travaille dans une pizzeria. La cadette de 15 ans reste à la maison pour garder le petit frère. Suivant ses cours d’ukrainien à distance, elle n’apprend pas encore le polonais. La mère s’agace de toutes ces questions qu’on lui pose sur les moyens dont elle dispose pour vivre, ses plans pour la suite. Car rien n’est clair. C’est Valentina, une proche, qui l’a aidée à se loger ici, qui explique sa situation. « Elle veut déménager pour se rapprocher d’une école, mais elle ne sait pas comment s’y prendre. » Tout serait alors à recommencer : trouver un logement, un travail…
Avec seulement 3 % de chômage, la Pologne ressemble à un eldorado de l’emploi. Mais les petits boulots proposés aux Ukrainiennes, qui maîtrisent mal le polonais ou l’anglais, ou n’ont pas une compétence particulière et recherchée, ne suffisent guère pour vivre. Fixé à 2 363 zlotys (515 euros) par mois pour un emploi à temps plein, le salaire net minimum dépasse à peine le montant des loyers à Krosno, qui avoisinent parfois 1 800 voire 2 000 zlotys (435 euros). Par le jeu des devises, les éventuelles économies des familles risquent de fondre comme neige au soleil : 1 zloty vaut 6,88 hryv-nias. En Pologne, les prix ont augmenté de 13,9 % depuis un an, selon les données officielles de mai 2022. Les places en crèche, rares, coûtent cher. L’école maternelle, elle aussi, est payante. Olga, réfugiée venant d’une ville proche de Kiev, paie par exemple 200 zlotys par mois (44 euros) pour son fils. En Pologne, ce sont aussi les familles qui achètent les livres scolaires. Les mères peuvent toutefois recevoir 500 zlotys (109 euros) par enfant, au titre de la politique nataliste du gouvernement conservateur mise en place en 2016. Insuffisant, selon Jadwiga Jagielo, présidente de la fondation Un grand cœur pour les enfants. Mobilisée dès le début du conflit, son institution reçoit une trentaine de familles ukrainiennes. À l’origine, elle œuvre au soutien des familles d’accueil polonaises en organisant des ateliers éducatifs et des consultations psychologiques pour les enfants. « Je suis très inquiète de ce qui va se passer à partir de juillet, quand les aides prendront fin. »
Concentrées en priorité sur la garde de leurs enfants, les mamans ukrainiennes travaillent en discontinu. Sofiia dispose de revenus complémentaires en télétravaillant pour un site d’e-commerce dans son pays d’origine. Ici, elle participe aussi aux récoltes, ou bien effectue des ménages obtenus par relation. D’autres se sont mises à vendre des plats traditionnels ukrainiens en se faisant connaître sur les réseaux sociaux. « Les Polonais nous voient comme des femmes fortes », estime Sofiia. Comprendre : un stéréotype qui justifie de les orienter vers les petits boulots les plus pénibles et les moins bien payés, qui peinent à trouver preneurs dans la région. « Je veux que les Polonais aient une bonne opinion de moi, donc j’accepte », reconnaît-elle. Parlant plutôt bien le polonais, elle aimerait tout de même trouver un autre travail, un emploi à sa mesure.
Selon le gouvernement, 180 000 réfugiées ukrainiennes ont déjà travaillé, sur les 535 000 personnes en âge d’avoir une activité enregistrées par l’administration polonaise. Mais en cas d’installation à long terme, et malgré l’offre sur le marché du travail local, le plus dur reste à faire : apprendre le polonais, faire reconnaître les diplômes, trouver des logements ainsi que des modes de garde… « L’afflux actuel est différent de l’immigration ukrainienne classique », ajoute le chef d’une entreprise d’intérim locale qui recrutait des Ukrainiens avant la guerre. « Imaginez une comptable ukrainienne qui arrive en Pologne avec deux enfants. Elle occupait un poste derrière un bureau, et elle va aller travailler à la chaîne car elle ne parle ni l’anglais ni le polonais. Elle ne va pas être capable de tenir huit ou douze heures sur son poste sur le long terme. Elle va lâcher au bout d’une ou deux semaines. » À Rzeszow comme ailleurs, on recherche avant tout de la main-d’œuvre masculine sur les métiers les plus en tension. Les services de la ville prévoient de prêter main-forte à l’agence de l’emploi locale pour mettre en relation candidates et employeurs.