Entre Nupes et quartiers populaires, un rendez-vous manqué ?
Certains militants déplorent le manque de représentativité sociale de leur groupe à l’Assemblée, mais insistent sur la nécessité de rester structurés et de maintenir des liens avec les députés alliés.
Renouvelée, oui. Représentative, non. Entre ces deux affirmations lapidaires pour qualifier l’Assemblée nationale, Salah Amokrane dessine les contours d’une « situation paradoxale ». « D’un côté, on peut se féliciter qu’il y ait beaucoup plus de députés de gauche dans l’Hémicycle et que ce paramètre offre une capacité d’expression et d’actions politiques qu’on n’a pas connue depuis longtemps, s’enthousiasme le militant toulousain. De l’autre, dès le début des discussions sur les investitures, on a bien vu que le compte n’y serait pas. Un certain nombre d’acteurs locaux auraient pu faire leur entrée au Parlement. Là, c’est quasiment inexistant. »
Dix jours sont passés depuis les législatives et, pourtant, un goût amer demeure dans la bouche de certains. C’est le cas de Salah Amokrane. Lui en sait quelque chose : il était aux premières loges. L’un de ceux qui, au sein du réseau national On s’en mêle (lire Politis n° 1699, du 31 mars 2022), voulait se porter candidat pour les élections. Il en était question, début mai, lors d’une rencontre entre une délégation du collectif et La France insoumise (LFI). La semaine avait vu défiler les cadres d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), du Parti socialiste, du Parti communiste et du Nouveau Parti anticapitaliste. Et là, c’était leur tour, à ces porte-voix des luttes qui ont appelé à voter Jean-Luc Mélenchon, le 10 avril, dans une tribune tonitruante : les différents mouvements issus des quartiers populaires préférant, d’habitude, ne pas donner de consignes de vote. Il flottait dans l’air cette étrange impression d’accéder à une marche d’ordinaire inaccessible, non sans une certaine vigilance. Chez certains, la cicatrice des trahisons passées ne se referme jamais.
Dès les premières discussions sur les investitures, le compte n’y était pas.
Mais le texte, unique en son genre, est arrivé tardivement. Si la plupart des regards sont alors portés sur le premier tour de la présidentielle, d’autres scrutent depuis bien longtemps les législatives. Le sort de plusieurs circonscriptions est déjà scellé. Salah Amokrane le reconnaît, sans forcément l’expliquer : « Nous n’étions pas prêts [pour ce scrutin]. » La délégation d’On s’en mêle, composée de trois personnes, est en mesure de proposer seulement trois candidatures. À Nanterre, à Vaulx-en-Velin et à Toulouse, la ville où, depuis des années, l’ancien leader du collectif Les Motivés mène des actions. « Celle de Nanterre n’a pas été retenue, la circonscription ayant été versée au pôle écologiste dans le cadre de la Nupes et, à Toulouse, La France insoumise l’avait réservée à un membre du parti. » Seul Abdelkader Lahmar reste dans la course pour la 7e du Rhône – il finira second, devancé par son opposant Les Républicains. « Il n’y a pas eu de discussion possible, reprend Salah Amokrane, mais des alternatives ont été proposées dans d’autres circonscriptions. Sauf que les parachutages, on les a toujours dénoncés. D’autant plus que l’on met en valeur notre ancrage local. » Il refuse naturellement l’option proposée. « On s’est appliqué ce principe à nous-mêmes. »
De cette séquence, le bilan reste mitigé. La fameuse « situation paradoxale » verse dans l’ambivalence. Certes, il y a cette « réalité » : « Si on avait été en capacité de venir avec 50 candidatures et que nous les avions maintenues quoi qu’il arrive, le rapport de force aurait été différent », analyse Salah Amokrane. Mais il demeure « des territoires où c’est caricatural : regardez le 93… » Le grand chelem signé par la Nupes en Seine-Saint-Denis a suscité de vives critiques. « J’ai cru que c’était [la photo] d’une rédac parisienne », a ironisé, sur Twitter, Latifa Oulkhouir, la directrice du Bondy Blog, devant un cliché montrant des candidats majoritairement blancs. De son côté, Fatiha Keloua-Hachi, primodéputée de la 8e circonscription de ce département populaire, comprend « la déception que peuvent ressentir certains militants au regard d’élus qui ne sont pas parfaitement à leur image ». Mais l’enseignante ne veut pas tirer un trait sur les engagements locaux – dont le sien. « Ces députés sont principalement des gens de terrain », défend la socialiste, qui habite à Rosny depuis plus de vingt-cinq ans.
Présent aux discussions avec LFI, Abdelkader Lahmar indique que l’enjeu n’était pas forcément de venir coûte que coûte avec des noms, au risque qu’ils ne soient pas bien préparés. À l’image des mouvements constitués dans les quartiers populaires, le réseau On s’en mêle n’est pas unanime. « Certains disaient que ça ne valait pas le coup. D’autres, dont moi, considéraient qu’il fallait commencer par des candidatures symboliques. Donc on y est allés pour construire des choses ensemble, pas pour négocier des places. » L’un des sujets repose sur des avantages réciproques : d’un côté, les militants abreuvent les cadres de LFI des luttes qui mobilisent les quartiers ; de l’autre, le parti donne les moyens aux jeunes d’être formés localement. « On ne peut pas faire le procès de LFI et l’accuser d’opportunisme. Parmi nous, ceux qui revendiquent plus de représentativité n’ont pas toujours été les plus actifs dans les précédents scrutins », pointe le militant de Vaulx-en-Velin.
Souvent silencieux lorsqu’il s’agit de soutenir tel ou tel candidat, certains militants voient aussi cette forme de retrait stratégique comme la conséquence des blocages entre eux et les partis de gauche. « Des gens labourent le terrain depuis des années, et quand arrive la campagne, on ne les regarde pas ? Et après, on leur demande de faire du porte-à-porte, de mobiliser le réseau et de demander aux jeunes de voter ? Ça fait trente ans que ça dure, cette affaire ! » dénonce Ali Rahni, militant EELV à Roubaix et soutien de Karima Chouia, défaite au second tour par une candidate Ensemble !. Une instrumentalisation qui se poursuit au sein des formations progressistes. C’est en tout cas ce que note aussi Youcef Brakni, l’un des porte-parole du Comité Adama et dont les positions ont croisé, pendant la campagne, celles d’Anasse Kazib. « Ça ne pouvait pas marcher parce que les structures internes fonctionnent de manière très spécifique : en clair, il faut être dans la machine, appartenir au premier cercle, passer par des processus d’allégeance et parfois ne pas être trop critique. »
Attention à ne pas se servir de nous comme d’un réservoir de diversité.
Des trajectoires ascendantes ancrées dans des organisations qui génèrent de la défiance parmi les militants. Julien Talpin, chargé de recherche en science politique au CNRS, dresse le même constat : « Pour devenir député, le chemin traditionnel reste celui qui consiste à gravir les échelons dans le parti. La stratégie de l’outsider est peu payante. L’accès à la représentation doit encore se faire par la présence dans les espaces partisans, au sein desquels les militants des quartiers populaires sont très peu représentés. » Et quand le jeu électoral repose sur une alliance entre partis, la situation est d’autant plus compliquée pour celles et ceux qui en sont éloignés.
Éric Coquerel, qui a travaillé sur ces questions ces cinq dernières années avec Danièle Obono, le reconnaît bien volontiers : « Les accords passés dans le cadre de la Nupes ont coûté des candidatures des quartiers populaires. » Une manière, aussi, de se débarrasser d’une forme de responsabilité. « Ce n’était plus le même échiquier et des gens se sont sentis sacrifiés », confirme Diangou Traoré, militante du quartier du Franc-Moisin à Saint-Denis. Celle qui était très active au sein du Parlement de l’Union populaire reste positive. Elle met en avant le travail de longue haleine qui a été réalisé dans les quartiers. « Incontestablement, LFI a été en pointe sur la prise en compte des revendications des quartiers, à la fois dans notre action, nos batailles à l’Assemblée et sur le programme. S’il reste du travail sur la représentativité, on a quand même pu faire entrer des profils qui serviront d’exemples », se félicite Éric Coquerel.
C’est un début, estime le député de la Seine-Saint-Denis, qui souhaite renforcer les relations avec les militants en n’écartant pas l’idée de nouvelles rencontres nationales, comme à Épinay en novembre 2018. Le revers de la médaille, c’est que cette représentativité des franges urbaines et populaires, ramassée en quelques députés seulement, pourrait faire peser une grosse responsabilité sur les épaules des concernés. « Le risque, c’est de créer des porte-étendard », analyse Kevin Vacher, militant du droit au logement à Marseille. « Ces députés pourraient être soumis à une grande pression à cause de cette forme de surreprésentation. Il ne faudrait pas qu’une députée comme Rachel Keke se retrouve à être une caution populaire, car cela participerait à une forme d’héroïsation de la vie militante », estime celui qui a été écarté au profit de Manuel Bompard dans la 4e des Bouches-du-Rhône_. « Ce sont des profils symboles, individuels. Attention à ne pas se servir de nous comme d’un réservoir de diversité »_, prévient, de son côté, Youcef Brakni, qui constate que LFI n’a pas rencontré le Comité Adama.
Face au « problème systémique dans la sélection des candidats », Kevin Vacher propose la mise en place de la parité sociale. « Lorsqu’il y a un fort taux de candidats des classes populaires, la formation politique est récompensée. Cette solution permettrait de financer la formation de personnes qui ne sont pas du sérail. Derrière ce dispositif, l’enjeu est aussi de redonner goût à la vie politique », analyse le militant, qui voit quand même d’un bon œil la présence de « députés alliés » dans les rangs de l’Assemblée. En attendant de futurs scrutins, David Guiraud, lui, voudrait déjà changer la sociologie des collaborateurs parlementaires. L’élu dans la 8e circonscription du Nord, dans laquelle il n’a pas d’attaches locales, a lancé un appel à candidatures. « Et il n’y a pas besoin d’avoir fait l’ENA ! » écrit-il sur Twitter. « Nous devons élargir notre focale », confirme-t-il à Libération.
La proposition traverse le groupe LFI puisque Éric Coquerel la met aussi en avant. « Je ne dis pas qu’il ne faut que ça, mais les collaborateurs deviennent de facto des cadres organisationnels », justifie-t-il. Pour Karima Chouia, c’est voir le problème à l’envers : « Les militants des quartiers ne veulent pas être collaborateurs, ils veulent être investis. Être relégués à ce rôle, ça peut être violent », s’alarme-t-elle. Salah Amokrane estime, lui, que ce serait « un minimum de reconnaissance pour les personnes qui ont aidé dans la campagne, même si ça ne va pas résoudre les problèmes ». Si les stratégies sont nombreuses parmi les militants des quartiers populaires, un discours demeure commun : rester structurés, continuer à dialoguer entre eux et avec la Nupes à l’Assemblée. Pour ne pas se tromper d’ennemis. Car la lutte continue, surtout face à la nouvelle assise du RN dans l’Hémicycle.