Jean-Louis Comolli : L’émancipation par le cinéma
Disparu le 19 mai, Jean-Louis Comolli laisse un dernier ouvrage de combat, Jouer le jeu ?, écrit à partir d’un séjour à l’hôpital.
dans l’hebdo N° 1709 Acheter ce numéro
Outre la peine qu’elle a provoquée chez ceux qui connaissaient cet homme chaleureux, la mort de Jean-Louis Comolli, cinéaste, essayiste, écrivain, grand connaisseur du jazz, parce qu’elle est survenue en plein Festival de Cannes, le 19 mai (1), a interpellé tout critique sachant ce qu’il lui doit. Il en va désormais de notre responsabilité de continuer à faire vivre la pensée de ce théoricien du cinéma, profondément exigeante et politique. Tout simplement parce que Jean-Louis Comolli s’est toujours battu contre la néfaste influence du marché néolibéral, et en faveur de l’émancipation du spectateur.
Son dernier livre, paru le jour même de son décès, en est l’illustration parfaite. Écrit à partir d’un séjour passé à l’hôpital Saint-Joseph à Paris, Jouer le jeu ? n’est pourtant pas à proprement parler un essai sur le cinéma. Mais, qu’il s’agisse de la maladie qui le tenaille, de la perspective de la mort, dont le spectre hante chaque page, des soignants, du poste de télévision perché en haut de sa chambre et qui débite ses programmes… chacun de ces sujets renvoie l’auteur au cinéma ou est pensé à travers lui. Exemple : « Disons que la proximité de la mort ne me fait pas peur. C’est peut-être un effet de l’amour du cinéma. » Et Comolli d’expliquer que les corps filmés restent à tout jamais présents sur un écran, relativisant ainsi la « toute-puissance » de la mort. Autre exemple : à la vue des étudiant·es en médecine qui accompagnent, dans un souci pédagogique, la médecin-cheffe dans sa visite des patients, il songe au cinéma en tant qu’« art d’instruction ». Et la suite est passionnante : « C’est un appauvrissement mutuel que de penser distraction sans instruction, ou l’inverse. […] Une fois de plus, la vision des marchands obéit à une logique de segmentation, de sélection, de tri… lesquels en fin de compte ne concernent pas seulement les films mais conforment celles et ceux qui les voient. » Et de conclure que le cinéma, qui se voulait universel, est désormais divisé en filières ou « segments de marché ».
On retrouve dans ce texte bref toutes les questions qui ont jalonné la réflexion de Jean-Louis Comolli depuis les années où il était rédacteur en chef, avec Jean Narboni, des Cahiers du cinéma (1966-1971), développée ensuite dans ses livres, depuis Voir et pouvoir (Verdier, 2004). En particulier, l’opposition qu’il trace avec vigueur entre le cinéma et le spectacle – notion proche chez lui de celle de -Baudrillard, que Comolli encourage d’ailleurs à (re)lire. À savoir un spectacle envahissant, dénué du cadre de la caméra qui induit le hors-champ propice à l’imaginaire, producteur d’images sans histoire(s), prétendument désirables parce que vues en immersion (donc sans possibilité de regard critique), nourrissant l’illusion que tout serait désormais visible.
Comolli était un « réfractaire ». C’est aussi pour cette raison qu’il est passé de la fiction (La Cecilia, L’Ombre rouge…) au documentaire (ses nombreux films sur Marseille, L’Affaire Sofri…), moins exposé aux contraintes économiques et riche de transmettre « des expériences, des présences, des rêves même, et […] cette part de fiction que chacune ou chacun porte en lui ». C’est à ce seul jeu-là qu’il a accepté de jouer, jamais à celui de « renier ses illusions pour s’adapter à la réalité du temps et du monde ». Le cinéma a toujours été pour lui une école d’insoumission. Nous ne sommes pas près de l’oublier.
(1) Lire notre article lors du festival, daté du 20 mai, sur Politis.fr
Jouer le jeu ?, Jean-Louis Comolli, Verdier, 96 pages, 7 euros.