« Les quartiers populaires sont assignés à environnement »

Face à des épisodes de canicule de plus en plus fréquents, les zones urbaines défavorisées sont les plus exposées. Explications du géographe Guillaume Faburel.

Yann Mougeot  • 21 juin 2022 abonné·es
« Les quartiers populaires sont assignés à environnement »
Ouvrir les bouches à incendie, ici à Pantin, est parfois une pratique de survie, mais illégale.
© LAURENT EMMANUEL/AFP

Une vague de chaleur exceptionnelle s’est abattue sur toute la France, ce samedi 18 juin. La ville de Biarritz, en atteignant 42,9 °C, a battu son record absolu de température, tous mois confondus, alors que l’été n’avait pas encore commencé. Ailleurs dans l’Hexagone, et en particulier dans les quartiers populaires des grandes métropoles, la chaleur a frappé les plus précaires. Sans climatisation, sans espace ombragé ni brise marine, ces populations sont particulièrement vulnérables au réchauffement climatique et aux épisodes de canicule, dont la fréquence et la puissance s’intensifient.

Guillaume Faburel, géographe et professeur d’études urbaines, publiait en 2019 un rapport intitulé « Vivre les fournaises urbaines », dans lequel il décrit les sentiments de « suffocation » et d’« asphyxie » vécus par les habitants des grandes métropoles. Pour le chercheur, l’urbanisation massive a provoqué l’apparition d’îlots de chaleur dans les zones de grande densité urbaine. En cause, des immeubles mal construits et des politiques publiques qui stagnent en matière d’écologie.

Pourquoi les populations urbaines sont-elles particulièrement touchées par les épisodes de canicule ?

Guillaume Faburel : Il y a d’énormes différences de température entre les grandes villes et les campagnes qui les entourent. En France, certaines petites communes affichent parfois des températures inférieures de plus de 10 °C par rapport à celles du cœur de grandes villes situées à quelques dizaines de kilomètres à peine. Des chercheurs anglo-saxons qui travaillent sur le sujet depuis de nombreuses années estiment que même une petite commune de 1 000 habitants peut enregistrer 1 à 2 °C de plus que des zones plus reculées.

Cela s’explique par l’utilisation, dans la construction de bâtiments, de matériaux qui absorbent très peu la chaleur et donc réchauffent l’extérieur ou la captent et chauffent les bâtiments. À titre d’exemple, une terre recouverte d’herbe, en période caniculaire, reste à peu près à 20 °C alors que la même parcelle recouverte d’asphalte peut atteindre 60 °C. La forte densité urbaine achève de créer ce qu’on appelle des îlots de chaleur. Le phénomène est aussi massif que mondial : 1,7 milliard de personnes habitant dans des grandes villes ont connu, ces trente-cinq dernières années, un triplement des épisodes caniculaires.

Toutes les classes sociales urbaines sont-elles égales face au réchauffement climatique ?

Il y a, en ville, de très nettes injustices environnementales. Les quartiers d’habitat les plus populaires manquent d’espaces verts, qui pourraient participer à créer des zones plus fraîches et à réduire les températures. Près de 60 % des habitants de ce que l’on appelait les zones urbaines sensibles étaient insatisfaits de la végétalisation de leur quartier, contre un peu moins de 30 % dans d’autres quartiers résidentiels plus cotés. Ces disparités statistiques attestent d’inégalités sociales béantes.

1,7 milliard d’habitants des grandes villes ont connu en 35 ans un triplement des épisodes caniculaires.

Pour autant, ce n’est pas le jour et la nuit. Le dérèglement climatique et les canicules ne s’arrêtent pas aux limites des quartiers populaires. Ils touchent l’entièreté des villes. Mais les dispositions et morphologies des quartiers populaires urbains limitent les capacités d’adaptation des plus précaires face à des canicules qui sont amenées à se répéter chaque année. On annonce pour 2 100 plus de trois semaines de canicule mortelle tous les ans pour 74 % de la population mondiale.

Le mal-logement peut-il accroître la vulnérabilité face aux épisodes de canicule ?

Nombre de quartiers les plus populaires accueillent des logements qui sont le plus souvent des passoires thermiques. De très faible respiration (perspirance), leurs matériaux les rendent très difficilement vivables, en cas de forte chaleur. Il est plus difficile de les aérer et d’occulter la lumière de manière naturelle. La vétusté se caractérise aussi parfois par des états de délabrement incompatibles avec les adaptations rendues nécessaires par la chaleur.

Mais le plus alarmant se trouve autour des immeubles. Malgré quelques petits efforts fournis par certaines municipalités, la plupart des quartiers populaires souffrent d’un manque de végétalisation. Il est quasiment impossible, dans ces conditions, d’inverser l’état de chaleur de ces environnements-là.

Comment explique-t-on que des quartiers prévus pour accueillir une très forte densité de population soient si mal conçus, d’un point de vue technique et architectural ?

Dès l’instant où l’on décide de construire des immeubles prévus pour accueillir une très forte densité de population, il y a un effet de masse. Passé un certain niveau de concentration urbaine et humaine, il y a des « déséconomies », des pertes d’énergie, des surcoûts. Je ne suis pas pour que chaque ménage dispose d’un petit pavillon individuel. Mais force est de constater que la limite en termes de capacité de peuplement a été dépassée dans certains quartiers. Ce dépassement s’accompagne d’une perte de capacité à agir écologiquement. Il faut revenir à des villes de taille humaine.

Si l’on veut libérer de l’espace au sol, il faut le sortir des mécanismes du marché.

Dans ces endroits, il n’y a pas d’autre solution que de retirer le béton et de « déminéraliser » pour retrouver la pleine terre très rapidement. Les solutions utilisées aujourd’hui, comme la végétalisation des toitures ou l’utilisation de matériaux réfléchissants ne suffisent déjà plus. Pire, certains outils utilisés pour se rafraîchir aggravent la situation, à l’image des systèmes de climatisation. Si chaque ménage en était équipé, la température des villes grimperait encore de 2 à 3 °C.

L’action des pouvoirs publics est-elle suffisante pour protéger les habitants des grandes villes et notamment les plus précaires ?

Non. Les politiques et l’aménagement urbains ne sont pas à la hauteur des enjeux climatiques. Aujourd’hui, ils répondent encore à des logiques croissancistes et développementalistes. Au réchauffement climatique et aux épisodes de canicule, les pouvoirs publics opposent des réponses souvent assez cosmétiques, gestionnaires et techniques. Les modèles d’architecture bioclimatique proposés par les chercheurs sont pourtant très clairs : il faut libérer les espaces aux sols, construire en biosourcé, stopper les concentrations et ainsi désurbaniser massivement pour freiner un tant soit peu la dévastation écologique en cours.

Depuis la publication en 2019 de votre rapport « Vivre dans les fournaises urbaines », y a-t-il eu une prise de conscience de la situation ?

Les médias et la classe politique parlent davantage des pics de chaleur que connaissent les grandes métropoles. Mais, en ce qui concerne les solutions, on tourne en rond. Les raisons de cette stagnation sont simples : politiquement, il n’est pas très vendeur d’appeler à la désurbanisation et à la déminéralisation, y compris à gauche. De la même manière, un responsable politique qui souhaiterait imposer une limitation du peuplement des métropoles urbaines serait perçu comme usant d’une autorité dramatique au regard des enjeux économiques et marchands liés à la densification.

Pourtant, le gouvernement français a annoncé, lundi 13 juin, débloquer un budget de 500 millions d’euros dédié à la création d’« îlots de fraîcheur ».

Cela améliorera de-ci de-là quelques situations puisque les vertus thermiques du végétal ne sont pas à négliger. Mais ce n’est absolument pas suffisant. Il n’y a ni assez d’emplacement ni assez d’espace au sol pour inverser la courbe des températures et plus largement la dégradation de la qualité environnementale des cadres de vie urbains. Les grandes villes sont devenues des lieux de rente immobilière, de rendement du capital. Si l’on veut libérer de l’espace au sol, il faut les sortir des mécanismes du marché. Mais cela semble très compliqué puisque, a priori, un arbre génère un peu moins de profit qu’un investissement de Nexity ou de Bouygues.

Dans ce cadre, revégétaliser sans intervenir sur le régime de propriété foncière et immobilière ne pourra se faire que sur des micro-parcelles, là où les municipalités ont encore quelques moyens d’intervention. Les pouvoirs publics ne sauraient être à la hauteur, car nous sommes soumis à une économie globalisée, qui s’appelle le capitalisme, dans son temps néolibéral, avec attractivité et compétition urbaines.

Peut-on vraiment enclencher des politiques de désurbanisation alors que la pression démographique est de plus en plus forte ?

Il faudrait diviser l’empreinte écologique de nos vies très urbaines par 4 à 6 pour inverser la tendance. Le seul moyen d’y arriver est de tendre vers l’autonomie, de produire ce dont nous avons besoin et que chacun prenne conscience de sa propre consommation. Les crises de l’énergie et de l’alimentation que nous connaissons y invitent également. Pour réaliser l’autonomie aujourd’hui, les calculs sont assez clairs : il faudrait 3 500 à 4 000 mètres carrés par habitant. Sur l’ensemble de la population française, cela représenterait 30 à 40 % de la surface de l’Hexagone, en promouvant une agroécologie paysanne, en développant l’habitat léger, en occupant les logements vacants et en arrêtant tous les grands projets d’équipements. Prétendre à ceci dans une grande ville, c’est impossible.

Il nous faut penser un autre repeuplement du territoire, une autre géographie que celle du capital.

Il n’y a, aujourd’hui, personne qui réfléchit en ces termes-là. Pourtant, dans vingt ou trente ans, nous n’aurons plus d’autre possibilité. C’est plausible à défaut d’être possible, tant les partis politiques et leurs programmes ne s’ouvrent pas à ça. Il y a une véritable urbaphilie dans le discours politique. La ville est toujours considérée comme la solution, y compris dans les derniers écrits du Giec, alors même que c’est d’abord le problème. On confond remède et poison. Il nous faut penser un autre repeuplement du territoire, une autre géographie que celle propre au capital.

Les habitants des quartiers populaires peuvent-ils agir par eux-mêmes contre ces dynamiques qui entretiennent le réchauffement climatique ?

Le sentiment de dégradation environnementale y est de plus en plus partagé, mais il n’est pas majoritaire à cause des conditions d’existence de ces quartiers. Beaucoup pensent d’abord à pouvoir payer leurs factures et acheter à manger. Néanmoins, il y a des formes de mobilisation dans les quartiers populaires. Par exemple, il y a eu très tôt à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) une volonté de revégétaliser certaines parcelles pour y introduire des bergers urbains, entretenir quelques surfaces enherbées et familiariser les enfants à la condition animale.

Il y a énormément d’initiatives habitantes, mais elles ne pourront pas changer radicalement la donne. Tant que ces quartiers extrêmement denses et artificiels existeront, persistera un plafond de verre. Celui de la matérialité du cadre de vie.

Chaque été, certains habitants de quartiers populaires sont critiqués parce qu’ils ouvrent des bouches à incendie pour se rafraîchir. Cette pratique peut d’ailleurs valoir une amende allant jusqu’à 75 000 euros…

Dans la culture populaire, l’extérieur est un espace de liberté, de rencontre, de socialisation. Mais ouvrir une bouche à incendie ou rompre un segment de canalisation pour pouvoir se rafraîchir n’est pas qu’un amusement. Cela peut être une nécessité quasi vitale pour faire face à la chaleur. Contourner la loi permet simplement de s’adapter à une situation climatique critique. Les logements des personnes qui le font sont souvent exigus et leur architecture inadaptée. Les espaces extérieurs sont bétonnés.

Pendant que certains ont les moyens d’aller boire un café hors de prix sur une terrasse rafraîchie, les quartiers populaires sont assignés à environnement, à résidence, et doivent donc trouver leurs propres leviers de subsistance. Faire de ce geste une faute c’est n’avoir rien compris aux enjeux écologiques, depuis son bureau climatisé.

Écologie
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