Proust : Des essais transformés
À l’occasion du centenaire de la mort de Marcel Proust, les éditions Gallimard consacrent un album de la Pléiade éclairant sur le lien indissociable entre ses écrits critiques et La Recherche.
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Les célébrations du centenaire de la mort de Marcel Proust (survenue le 18 novembre 1922) restent, pour l’heure, discrètes. Plusieurs publications ont déjà vu le jour sans faire grand bruit. L’auteur d’À la recherche du temps perdu, pourtant central dans l’histoire littéraire et dans notre modernité, n’a pas la même charge polémique qu’un Céline, par exemple, ni donc le même potentiel commercial. Un symptôme qui ne trompe pas : les éditions Gallimard ont décidé d’un premier tirage de 80 000 exemplaires pour le roman retrouvé de Céline, Guerre (voir Politis n° 1707, 25 mai 2022), alors qu’elles ont estimé que Les Soixante-Quinze Feuillets (1), un inédit de Proust publié l’an dernier, pouvait se satisfaire d’une mise en place quatre fois moins importante.
Le nouveau volume de la Pléiade consacré aux « essais » de Marcel Proust est pourtant, en soi, un événement. Précisément dans sa conception même, qui respecte l’ordre chronologique. En 1971, l’édition précédente dans la même collection regroupant les textes de l’auteur de La Recherche considérés comme non fictionnels comptait 1 022 pages. Celle d’aujourd’hui en totalise près du double. D’abord parce qu’ont été adjoints des documents de jeunesse (dissertations), nombre d’articles, des préfaces et beaucoup d’inédits. Surtout parce que rien n’a été expurgé, contrairement à ce qui avait été fait dans l’édition de 1971.
C’est flagrant en ce qui concerne le texte phare de Proust en matière de critique : Contre Sainte-Beuve. Les responsables de cette édition – Antoine Compagnon, qui en a assuré la direction, ainsi que Christophe Pradeau et Matthieu Vernet, dont les notices sont fort éclairantes – ont décidé d’en donner l’intégralité. Or il n’existe pas à proprement parler de livre de Marcel Proust, avec un début et une fin, où il théoriserait ses attaques contre Sainte-Beuve. Son texte ou, plus exactement, ses textes en la matière sont tour à tour faits d’écrits non fictionnels, d’« essais narratifs » et de développements romanesques. En effet, à partir de 1907, année où Proust semble avoir pris la décision de répliquer au critique considéré comme le plus éminent du XIXe siècle, le travail de la fiction l’a peu à peu gagné, au point qu’il a pensé un temps intégrer son essai au roman gigantesque qui se dessinait. D’où le titre donné à cette longue séquence : non pas Contre Sainte-Beuve mais Dossier du « Contre Sainte-Beuve ».
Voilà ce que montre brillamment cette nouvelle édition : les conceptions de Marcel Proust sur la littérature sont indissociables de la production même de son œuvre romanesque. De l’idée -(l’essai) à la sensation (le roman), il y a une continuité, un work in progress. C’est exactement la même chose à propos des –Pastiches et mélanges (inclus dans ce volume), les pastiches – de Balzac, Flaubert, Saint-Simon, Michelet ou… Sainte-Beuve ! – constituant, selon Proust lui-même, de la « critique littéraire en action ».
Quant à l’actualité de ses thèses sur la distinction entre l’homme et l’œuvre, autrement dit entre le « moi extérieur » et le « moi profond », que Proust opère en s’en prenant au biographisme de Sainte-Beuve, il est bon de relire la précision qu’il apporte : « Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-même, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. » D’où le commentaire de Matthieu Vernet : « En somme, seul le lecteur est à même de retrouver ce moi profond, qui ne trouve une existence qu’à partir du moment où un texte l’actualise et lui donne forme. » Ce qui accorde au lecteur une liberté inédite qu’il serait bon de maintenir…
(1) Gallimard, 384 pages, 21 euros.
Essais, Marcel Proust, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 979 pages, 69 euros, prix de lancement jusqu’au 31 octobre 2022.