Rats, cafards, humidité : à Sartrouville, un centre d’accueil pour demandeurs d’asile insalubre

Malgré les demandes des salariés et des résidents, la direction de Coallia n’a pas engagé de travaux de rénovation d’un bâtiment vétuste et dangereux. Alertée, la députée des Yvelines et actuelle ministre des Outre-Mer, Yaël Braun-Pivet, n’a pas réagi.

Hugo Boursier  et  Daphné Deschamps  • 14 juin 2022
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Rats, cafards, humidité : à Sartrouville, un centre d’accueil pour demandeurs d’asile insalubre
© Toilettes bouchées, crasse impossible à nettoyer, moisissures, nuisibles... Une partie des photos envoyées par les résidentes du CADA de Sartrouville. DR.

Coallia, le leader national du premier accueil des demandeurs d’asile en France, promet « un lieu d’ancrage sécurisant et bienveillant à des personnes fragilisées par un parcours migratoire éprouvant ». Ce n’est pas l’avis des résidents du centre d’accueil de Sartrouville (Yvelines). Dans une cuisine infestée par les cafards et les rats, Clarisse (1) lâche, les larmes aux yeux : « Ce n’est pas un foyer, c’est une prison. Et encore, la prison, c’est plus propre ». Contactés, deux anciens intervenants sociaux dénoncent « des locaux dans un état catastrophique » et, pour les personnes présentes, « des conditions de vie inhumaines ». La hiérarchie a été mise au courant à plusieurs reprises de « l’insalubrité » des bâtiments, selon des documents que nous avons pu consulter. Rejetant la faute sur les demandeurs d’asile eux-mêmes, selon elle responsables d’« incivilités », la direction reste sourde à ces alertes.

Politis a pu interroger le directeur de l’unité territoriale des Yvelines de Coallia, Yves Brouazin. Dès le début de l’entretien, il nie l’existence de problèmes de fond dans ce centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) dont il est responsable. Il est possible, selon lui, de justifier des dysfonctionnements qui nous ont été rapportés, dont la plupart seraient en réalité sortis de leur contexte. Les questions précises lui qui ont été adressées par email n’ont jamais obtenu de réponse.

La députée des Yvelines, candidate à sa réélection et ministre des Outre-Mer, Yaël Braun-Pivet, a été interpellée par email le 4 mai par un salarié, qui a fini par démissionner tant son travail était contraire à ses valeurs. La représentante d’Ensemble ! n’a pas répondu à cette alerte, ni à nos sollicitations. L’adjointe au maire de Sartrouville, Alexandra Dublanche, ex-candidate LR à la députation, a promis à ce salarié une visite de la municipalité et un signalement au préfet. Contactée, elle indique avoir transmis les informations qu’elle a reçues à des collègues davantage concernés par le sujet. Les nombreuses images et vidéos du lieu que nous avons pu rassembler dépeignent un hébergement présentant des risques immédiats, notamment pour les enfants, dont le plus jeune a seulement six mois.

« Les chiens vivent mieux que nous »

De l’extérieur, difficile de percevoir que ce CADA est décrit comme un « enfer » à vivre. Divisé en trois bâtiments d’un étage, sa façade en crépi laisse apparaître les coulées noires typiques des constructions pavillonnaires des années 1970. Derrière une haie dégarnie, quelques serviettes pendent aux fenêtres. Deux affichettes « Coallia » sont placardées à l’entrée : l’établissement accueille des personnes dans l’attente de l’acquisition du statut de réfugié, mais aussi un foyer de travailleurs migrants (FTM) déjà régularisés. Au total, environ 150 personnes y séjournent entre six mois et deux ans. Suffisamment longtemps pour laisser des traces. Ancien salarié, Yanisse rappelle d’une visite qu’il a organisée pour une exilée. La jeune femme n’arrêtait pas de pleurer. Contrainte d’y déposer ses valises par l’Office français de l’intégration et de l’immigration (OFII), qui suspend régulièrement son allocation envers les demandeurs d’asile en cas de refus d’hébergement, elle a dû s’installer dans l’une des chambres sur-occupées. Dans ce CADA, les chambres sont occupées par trois personnes au lieu de deux, laissant à chaque occupant moins de 7,5 m2, ce qui contrevient à la réglementation en vigueur. _« Ils quittent leur pays et arrivent dans un grand pays comme la France où le seul lieu qu’on leur propose, c’est ce centre insalubre », regrette l’ancien salarié.

Avec ses cinq enfants, Samiha a dû attendre plusieurs mois avant de bénéficier d’une deuxième chambre. Une fois obtenue grâce aux appels insistants de son assistante sociale et de la Protection Maternelle et Infantile (PMI), elle découvre la présence d’un seul lit et d’une fenêtre cassée. Le carreau est constamment entrouvert – une source d’inquiétudes permanente pour cette mère de famille, au même titre que l’insécurité. En février, dans le bâtiment voisin du foyer, un résident a été retrouvé mort dans le hall. Certains pensent que le meurtrier serait rentré par l’une des fenêtres défectueuses.« Il y a énormément de passage, et aucune sécurité » raconte Marie, une autre résidente. Selon elle, des hommes passent constamment dans le centre géré par Coallia, sans jamais être contrôlé. « Il y a eu un gardien de nuit, mais il est resté à peine quelques jours. » Un portail a été installé en 2021, avec des clés distribuées aux résidents, mais celui-ci reste quasiment tout le temps ouvert selon Marie.

Au-delà de cette angoisse constante, de très nombreux cafards parcourent chaque pièce du centre. Dans une vidéo que Politis s’est procurée, ils sont des dizaines à fuir à l’arrière d’un frigo. Des cafards qui s’infiltrent partout. À une intervenante sociale qui suit Samiha, la coordinatrice du centre communal d’action sociale (CCAS) informe par mail que « des cafards sortaient de ses papiers et même du landau du dernier enfant ». « Nous avons reçu plusieurs plaintes de la part des écoles », ajoute-t-elle. Puis s’interroge : « La dignité devrait être une base inaliénable [sic]. Or, comment voulez-vous que la famille trouve sa dignité et tente de s’intégrer lorsque des cafards s’insinuent partout dans leurs affaires ? ».

Les « unités de vie » souffrent aussi d’équipements vétustes, voire inutilisables. Dans les bâtiments B et C, seuls trois toilettes fonctionnent pour 60 personnes, et sont souvent bouchés et encrassés. L’air y est difficilement respirable : Clarisse n’y emmène jamais ses enfants, et préfère utiliser un pot. En face, dans la salle d’eau, des lavabos aux canalisations fuyardes et des douches qui ne ferment pas à clef. Des prises sont dénudées et à portée de projection d’eau. Les cuisines sont à l’avenant : la saleté a noirci les placards dont s’échappent régulièrement des nuisibles. Les enfants craignent la pièce à cause des souris. « Nos petits sont nés ici ! Ils représentent la France de demain ! Ils n’ont pas choisi de vivre ça. Les chiens vivent mieux que nous », se révolte une résidente.

Toilettes bouchées, crasse impossible à nettoyer, moisissures, nuisibles… Une partie des photos envoyées par les résidentes du CADA de Sartrouville.

Injustice et souffrance au travail

Contrairement au foyer de travailleurs migrants, c’est aux demandeurs d’asile de nettoyer leur hébergement. Il n’y a pas de prestataire en charge du ménage. À tour de rôle, chaque chambrée s’occupe donc de nettoyer le palier un jour par semaine. Mais le niveau de crasse est tel qu’il est impossible de tout enlever. Dans un mail adressé à sa hiérarchie en novembre, un ancien salarié alerte : « la technique des responsables de ménage jour/chambre ne fonctionne plus ». « Ces lieux ne respectent pas les normes légales ni le cadre juridique de Coallia », conclut-il. Trois mois plus tard, la responsable technique de l’unité territoriale des Yvelines botte en touche. « Je ne comprends pas tout à fait la demande », estime-t-elle, avant de pointer du doigt le comportement présumé des demandeurs d’asile : « Nous sommes confrontés aux incivilités des résidents régulièrement et cela devient pénible. » Face à cette situation, elle propose quand même de « refaire entièrement les unités de vie » mais demande aussi aux travailleurs sociaux de serrer la vis : « Il est primordial de rappeler à vos résidents les règles de vie communes et de respect des lieux d’habitation ». Dans la cuisine, un placard rouillé contient le matériel fourni par Coallia pour laver les unités de vie : un produit pour le sol, du vinaigre blanc et un balai à moitié cassé.

La situation s’envenime d’autant plus rapidement que le bâtiment se dégrade. Au printemps, les résidents décident d’interpeller directement Yves Brouazin. Dans un recommandé cosigné par 33 d’entre eux, les demandeurs d’asile écrivent que « le logement ne répond pas aux caractéristiques de décence ». Ils dressent une liste longue de 17 entrées, parmi lesquelles « fils électriques à découvert », « mauvais état des évacuations des eaux pluviales et usées, escaliers en mauvais état, déformés ; risque de chute ». Reçue par la direction territoriale le 24 avril, la lettre reste sans réponse. À ce sujet, Yves Brouazin n’a pas répondu à nos questions. Cette politique est aussi critiquée en interne. « J’ai fait savoir que je n’étais pas d’accord avec cette attitude qui consiste à dire que les demandeurs d’asile devraient mieux nettoyer. Ailleurs, c’est un prestataire qui s’en occupe. Pour les parties collectives, c’est la structure hébergeante qui doit trouver des solutions », pointe un ancien salarié. Il décrit un manque d’écoute par la direction. « Nous assistons à une injustice à laquelle nous ne pouvons rien dire. Ça cause aussi une réelle souffrance au travail ».

L’équipe d’intervenants sociaux se trouve dans une situation difficile entre une hiérarchie « qui n’entend pas nos témoignages » et des résidents en colère, avec qui ils partagent le bâtiment de 9 heures à 18 heures. Une position intenable qui débouche sur un « grand taux de turnover ». En un peu plus d’un an, quatre intervenants sociaux et une assistante administrative et comptable ont quitté leur poste. En 2019, l’ancienne équipe avait protesté contre la direction en démissionnant ensemble. Payés au SMIC alors que le niveau de diplôme moyen est à bac +5, les intervenants souffrent de conditions de travail déplorables. Ils sont payés comme des animateurs alors que leurs tâches correspondent à celles d’un intervenant social. Le manque à gagner s’élèverait à environ 600 euros par mois. Certains attendent donc avec impatience le rendez-vous mensuel avec une psychologue extérieure prévue dans les GAPP (groupes analyses pratiques professionnelles). « C’est l’occasion pour dire tout ce qui ne va pas, de se défouler », admet l’ancien salarié.

Devant l’absence de réactions de Coallia, la question de l’intervention des services de l’État se pose. La préfecture, compétente pour qualifier un habitat d’insalubre et ordonner la réalisation de travaux, n’a pas répondu à nos sollicitations. Chacun se renvoie la balle. « L’État est censé savoir comment vivent les demandeurs d’asile, mais il ne s’en donne même pas la peine », regrettait un ancien salarié. « On doit dévoiler les choses », insiste Clarisse. « Quand tu combats, il faut aller jusqu’au bout ».

Société
Temps de lecture : 9 minutes
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