À Sciences po Rennes : La transition dans les gènes

Changer le système énergétique, protéger les générations futures, ancrer la concertation dans les territoires… Pionnier, le Campus des transitions, à Caen, prépare les étudiant·es aux mutations de l’époque.

Patrick Piro  • 20 juillet 2022 abonnés
À Sciences po Rennes : La transition dans les gènes
Le Campus des transitions est le premier établissement en France à proposer un module d’enseignement sur l’aménagement de la voirie centré sur les pistes cyclables.
© Jeanne Mercier/Hans Lucas/AFP

Nous, élèves de la haute fonction publique, demandons à être formés à la transition écologique. » Cette tribune mi-implorante, mi-excédée, parue en juin 2021 dans le quotidien Le Monde, était signée par 138 élèves de onze écoles de la haute fonction publique qui « jamais encore ne s’étaient rassemblés pour demander une réforme en profondeur de la scolarité et des carrières offertes par la fonction publique. […] Afin que l’action publique puisse enfin être à la hauteur des exigences qu’imposent les crises environnementales […]. Alors même que nous sommes appelés à occuper des postes-clés pour atteindre les objectifs environnementaux de notre pays, nous sommes insuffisamment compétents et trop peu armés pour conduire la transition écologique sur le terrain ». Depuis quelques mois, ce type d’interpellation fleurit dans l’enseignement supérieur (lire pages 8 à 10 et 16).

En 2019, le Shift Project, cercle de réflexion sur le dérèglement climatique et la transition énergétique, publiait une enquête menée auprès de 34 formations supérieures (écoles d’ingénieurs, de commerce, de hauts fonctionnaires, universités) parmi les plus réputées de France. Constat affligeant : c’est le zéro pointé pour 76 % d’entre elles, dépourvues de cours abordant les enjeux climat et énergie. Pour 13 %, il s’agit d’options facultatives, et seulement 11 % proposent au moins un cours obligatoire sur ces sujets. C’est à ce dernier très médiocre niveau que se situe la moyenne des seules écoles formant les hauts fonctionnaires.

Nouvelles approches

Dans les dix instituts d’études politiques français (IEP, dits Sciences Po), il y a de quoi se sentir concerné : spécialisés dans le domaine des sciences humaines et sociales, ils sont parmi les voies royales d’accès à la haute fonction publique française. La petite antenne de Caen de Sciences Po Rennes, qui accueille près de 150 étudiant·es par an, est une singularité à elle seule. À sa création, en 2012, le site se baptise « Campus des transitions ». Il naît en réponse aux velléités de la région normande, terre de plusieurs centrales nucléaires (dont l’EPR de Flamanville) mais aussi de parcs éoliens en nombre grandissant, de sortir des énergies fossiles.

76 % des écoles les plus réputées sont dépourvues de cours sur les enjeux climat et énergie.

Si le campus lorgne fortement vers les pays nordiques, éclaireurs sur le chemin de la transition énergétique, il élargit rapidement son approche pour revendiquer d’« accompagner le territoire dans toutes ses trajectoires de transition », explique son directeur, Nicolas Escach. Énergie, alimentation, urbanisme, droit des générations futures, « nous ambitionnons de donner à nos étudiants un socle de savoir-faire sur des problématiques-clés de notre époque, loin de certains effets de mode actuels, visant des objectifs à 2030, voire 2050 ».

Pierre Lefèvre y conduit un master « concertation et territoires en transition », conçu en rupture avec une vision historique de l’aménagement, réduite à une ingénierie technicienne. « Il faut former des professionnels capables de réfléchir sur le long terme avec toutes les parties prenantes, développe-t-il_. À cette fin, j’ai introduit un cours sur la démocratie participative. On ne peut plus s’en tenir aux simples concertations généralement pratiquées par les stratèges de territoire. L’idée n’est pas d’améliorer ponctuellement le contenu des études de projet, mais de mettre en place des outils permettant aux parties prenantes du territoire de s’adapter en permanence aux nombreux défis actuels – dérèglement climatique, préservation des écosystèmes, fractures sociales, etc. »_

La définition du néologisme « transitionner » varie fréquemment selon les personnes, comme en convient Alexis Alamel. Maître de conférences en géographie sur le campus caennais, il lui attribue pourtant un noyau dur : « S’adapter et réagir, proposer un modèle beaucoup plus durable, faire différemment pour sortir de l’ornière des erreurs actuelles. » L’analyse des politiques de l’énergie, qui constitue un pôle important de son enseignement, offre un condensé de ces enjeux en 2022. Turbulences post-covid sur les marchés, choc de la guerre en Ukraine, adoption par l’Union européenne d’une « taxonomie » qui classifie « temporairement » le nucléaire et le gaz naturel parmi les « investissements verts », etc. : « Je vais devoir refondre mon cours pour la rentrée de septembre… »

Le campus s’est d’ailleurs mis au défi d’introduire chaque année de « nouvelles approches ». En 2020, il a ouvert ses portes à Émilie Gaillard, maîtresse de conférences en droit privé et codirectrice des relations internationales à Sciences Po Rennes, qui a créé un parcours « transitions juridiques et générations futures » : diplomatie juridique environnementale, justice climatique, droit transnational, droit des générations futures, de la nature, des peuples autochtones, problématiques écologiques planétaires, enjeux existentiels de l’humanité, pensée complexe et systémique, plaidoyer environnemental et sanitaire. « Les mutations engendrées par l’action de l’humain sur sa propre condition et sur son environnement sont d’une telle importance que la protection de l’avenir doit être désormais inscrite dans le droit », affirme-t-elle convaincue.

Ce parcours, qui délivre un diplôme interne au campus caennais (« grade master »), est proposé en 4e et 5e années eu égard à la nécessité de manipuler des approches disciplinaires variées – éthique, politique, juridique, sciences dures. « Nous abordons la complexité du monde actuel, résume Émilie Gaillard. Cette formation, qui aborde le droit comme un objet en mouvement et projeté dans le futur, est pionnière en France et même à l’échelle internationale, c’est un vrai pari. » Un pari encouragé par le bilan de la première promotion, « où tout le monde a trouvé un stage, voire un contrat de travail » – association de plaidoyer, Brest Métropole, projet de tourisme durable, équipe de négociation du paquet climat-énergie « Fit for 55 » de la Commission européenne.

Modèle nordique

L’ouverture sur l’international : c’est l’un des marqueurs de Sciences Po – stages, séminaires, etc. Moins classique, le voyage d’étude qui se prépare en octobre au Danemark : une quarantaine de volontaires du campus caennais le rallieront en voilier, au gré d’expériences scientifiques et de communications sur l’état écologique de la mer. « De même que nous privilégions le travail en groupe pour apprendre à trouver des terrains d’entente, il s’agira d’une situation de vie collective qui rompt avec une société atomisée en individualités », ajoute Nicolas Escach.

Au terme de la première promotion, tout le monde a trouvé un stage ou un emploi.

Fidèle à son tropisme initial, l’établissement a établi des liens serrés avec des alter ego nordiques, reconnus pour leur approche éducative avant-gardiste. Le Danemark a inspiré un module d’enseignement sur l’aménagement de la voirie centré sur les pistes cyclables : « Ça n’existait pas en France », relève le directeur. En septembre 2021, trois architectes danoises ont contribué à créer un « plan guide » destiné à mieux utiliser les espaces du campus (mobilier, couleurs, matériaux, codes visuels…). Une approche sensorielle que plusieurs des enseignements revendiquent. Le master de Pierre Lefèvre inclut la réalisation de « cartographies sensibles » – par exemple, l’identification et la localisation des sensations ressenties au cours d’un parcours à vélo. On y pratique du théâtre « avec le langage des cinq sens », dans le but de renforcer l’empathie avec les autres et de mieux les comprendre. « Une dimension trop longtemps sous-estimée dans nos domaines d’enseignement, tout comme la place de l’art et de la culture. »

Émilie Gaillard aborde le sujet des structures psychologiques : comment être attentif à la diversité des opinions, notamment celles qui sont moins spontanément exprimées ou écoutées. C’est le cas pour les personnes introverties. Ou pour les femmes, fréquemment. Au Campus des transitions, elles représentent plus de 75 % des promotions. Faut-il faire un rapprochement ? « En tout cas, nous ne sommes plus dans le règne de l’ingénieur, affirme Pierre Lefèvre. Ces jeunes sont très sensibles à la place des femmes dans la société, et c’est important quand on connaît le déficit de leur présence dans la prise en charge des politiques publiques. »

Le Campus des transitions fait valoir des méthodes d’enseignement « innovantes ». Mises en situation (la COP 26 rejouée), sessions de réflexion sur « où atterrir » avec le philosophe Bruno Latour, introduction de l’humour dans l’enseignement. La 4e année est celle de la conduite de projets, menés en particulier sur des tiers-lieux locaux, « propices aux rencontres et aux échanges » : le Wip (reconversion de la friche industrielle de Colombelles), le Pavillon (urbanisme et paysages de demain), MoHo (ancien espace commercial transformé en ruche accueillant des étudiant·es, des chercheur·euses, des entreprises et des citoyen·nes pour trouver des solutions aux enjeux écologiques et numériques), la bibliothèque Alexis-de-Tocqueville (démocratisation et émancipation des citoyens par la connaissance), etc.

Décloisonnement

« Nous favorisons beaucoup le “hors-les-murs”, et sans qu’il soit nécessaire de le planifier. Si la météo est clémente, on sort par exemple étudier in situ l’érosion du littoral en lien avec la montée du niveau de la mer », illustre Alexis Alamel. Rodé à de telles pratiques durant ses sept années de parcours aux Pays-Bas, en Suède, au Royaume-Uni et au Luxembourg, il perçoit un manque de reconnaissance locale du campus et de son potentiel. « Il doit s’ouvrir encore plus, et c’est à ces jeunes de se charger de ce décloisonnement en allant vers le public : la thématique de la transition lui est chère ! »

Les enseignants confessent leur admiration devant le dynamisme de ces jeunes.

Une partie des contenus pédagogiques est d’ailleurs élaborée en concertation avec les étudiant·es, « qui ont notamment insisté cette année pour que nous musclions les questions de politique énergétique, indique le géographe. On les voit aussi mobiliser leur carnet d’adresses pour ramener sur le campus des intervenant·es politiques, à l’échelon français ou européen. On a besoin de se faire bouger ! »

Des enseignant·es qui confessent volontiers leur admiration devant le dynamisme de ces jeunes, « très engagé·es localement, et politisé·es, même si les élections ne sont pas leur tasse de thé, reconnaît Pierre Lefèvre. Avec une forte implication dans des associations, sur des thèmes comme la pauvreté ou les enjeux écologiques, que les politiques prennent bien mal en compte, justement ». Alexis Alamel renchérit : « Sur certains sujets, leur niveau de connaissance nous dépasse. C’est une génération sans naïveté, armée pour atteindre la réussite et affronter la déception. Mais surtout avide d’agir. »

Société
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