Avignon : Nos tragédies toujours recommencées

Iphigénie, de Tiago Rodrigues, et Le Moine noir, de Kirill Serebrennikov, deux relectures de classiques qui posent le constat de la répétition de l’histoire.

Anaïs Heluin  • 12 juillet 2022 abonnés
Avignon : Nos tragédies toujours recommencées
« Iphigénie », revisitée par Tiago Rodrigues, prochain directeur du festival.
© Christophe Raynaud De Lage

La venue au Festival d’Avignon de l’artiste russe Kirill Serebrennikov, exilé à Berlin depuis le début de la guerre en Ukraine, place d’emblée cette 76e édition (du 7 au 26 juillet) dans un rapport fort au présent. Quand bien même la programmation du Moine noir avait été décidée avant le conflit, sa présence largement médiatisée dans la Cour d’honneur du Palais des papes rappelle les violences qui se trament loin, mais pas tant, des murailles avignonnaises où se presse la profession théâtrale. Souvent interrogé sur le sujet, le directeur du festival, Olivier Py, qui quittera ses fonctions à l’issue de cette édition, dit n’avoir jamais remis en question l’invitation de l’artiste russe, au contraire. Comme au Festival de Cannes, où il a présenté cette année La Femme de Tchaïkovski, le metteur en scène et réalisateur russe incarne pour l’équipe du Festival d’Avignon la liberté d’expression artistique envers et contre tout.

Longtemps assigné à résidence dans son pays, Kirill Serebrennikov fait figure d’opposant au régime russe et de défenseur de la démocratie du fait de ses prises de position publiques autant que de son œuvre. Accueilli à plusieurs reprises à Avignon – avec Les Idiots (2015), d’après le film de Lars von Trier, Les Âmes mortes (2016), d’après Gogol, et Outside (2019) –, il agit dans la prestigieuse Cour d’honneur comme à son habitude : pour dire quelque chose de l’époque, de ses troubles, il prend le détour de la fiction et de la métaphore. Le Moine noir est toutefois pour lui une première à au moins deux titres. Jamais jusque-là il n’avait voulu monter ni adapter le plus célèbre des écrivains russes, Tchekhov, préférant faire connaître d’autres auteurs. Cette pièce, explique-t-il dans le programme de salle, est aussi son « premier projet véritablement international et européen ».

Créée à Hambourg dans une première version, elle a été largement transformée, selon l’artiste, pour les besoins très particuliers de la Cour d’honneur – si venteuse le jour de la première que la scénographie a dû subir des « changements mineurs » –, comme beaucoup de pièces qui y sont présentées. La preuve qu’Avignon est encore le lieu où sont possibles des choses qui le sont rarement ailleurs. Pour raconter l’histoire de l’écrivain Kovrine, hanté par la vision d’un moine noir qui le fait basculer dans la folie, le metteur en scène développe une forme volontairement chargée. Jeu théâtral, mais aussi musique jouée et chantée en direct et danse réalisée par vingt-deux interprètes laissent peu de répit au spectateur. Alors que l’expérience mystique de Kovrine tient en quelques pages dans sa version originale écrite en 1894, célèbre en Russie mais très peu connue en France, elle s’étend à Avignon sur près de trois heures.

En développant la même histoire sous les points de vue de ses quatre personnages principaux, Kirill Serebrennikov fait hélas davantage œuvre démocratique que théâtrale. Portée par des techniciens et des acteurs russes, allemands, lettons et autres, cette polyphonie explicite avec excès ce qui chez Tchekhov était davantage suggéré : le désir de grandeur de Kovrine, caché derrière les apparences de la folie. Les quatre parties de la pièce ne laissent pas de doute sur la volonté de Serebrennikov de critiquer le pouvoir russe et de déplorer les répétitions de l’histoire, de ses horreurs.

À davantage de distance des projecteurs, Anne Théron traite elle aussi de cette histoire qui ne cesse de reproduire les mêmes erreurs, les mêmes injustices. Comme son confrère russe, elle va pour cela chercher du côté d’un classique. Elle va même plus loin en la matière, car elle remonte à l’Antiquité. Ou plutôt à une Antiquité revisitée par un auteur contemporain, qui n’est autre que le prochain directeur du Festival d’Avignon : Tiago Rodrigues. Avec son Iphigénie, elle réalise un très bel hommage au créateur portugais d’ores et déjà installé à Avignon, mais qui ne prendra pas la parole publiquement avant la fin de cette édition. Loin d’être novice en matière de réécriture de pièces plus ou moins anciennes – il a par exemple adapté avec grâce Antoine et Cléopâtre, de Shakespeare, et Madame Bovary, de Flaubert –, il offre là à Anne Théron une matière d’une grande intelligence et poésie.

On y retrouve l’histoire d’Iphigénie, sacrifiée par son père Agamemnon pour apaiser la colère de la déesse Artémis et sauver la Grèce, telle que la raconte Euripide. À quelques nuances près, qui font toute la différence. La tragédie, dans la pièce de Tiago Rodrigues, est portée par un chœur entièrement féminin qui entretient avec son propre récit un rapport plus complexe que dans la pièce d’origine. Sans être forcément d’aujourd’hui, ce chœur incarné par Julie Moreau et Fanny Avram n’est pas non plus de l’époque d’Iphigénie. Mais il s’en souvient, et commence d’ailleurs la plupart de ses phrases par « Je me rappelle », dans une démarche proche de celle de Georges Perec, que cite bien à propos Anne Théron. Tous excellents, d’une extrême précision mais aussi d’une grande douceur, les autres comédiens de la pièce – parmi lesquels les grands Mireille Herbstmeyer (Clytemnestre) et Vincent Dissez (Agamemnon) – se mêlent régulièrement au chœur et font régulièrement basculer la narration vers le jeu.

Plus qu’ils ne la rejouent, ils reconstituent la tragédie d’Iphigénie en exprimant le souhait que ce soit la dernière fois. Ici comme dans Le Moine noir, l’histoire se répète donc, mais avec une tentative d’en enrayer les mécanismes, dont la puissance et la colère calme, pleine de silences, contrastent avec les tonitruances tchékhoviennes. La diversité des langues – deux acteurs portugais incarnent Achille et Iphigénie –, des âges et des formations des acteurs d’Iphigénie résonne avec force sur une sobre scénographie faite d’îlots qui se détachent d’un ciel changeant, à l’image de ce début de festival où s’expriment des colères héritées de loin.

Le Moine noir, Cour d’honneur du Palais des papes, jusqu’au 15 juillet.

Iphigénie, Opéra Grand Avignon, diffusé le 15 juillet sur France 5, le 24 juillet sur Culturebox puis disponible en replay pendant neuf mois.

Théâtre
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