Ces collectifs qui rêvent de changer le système
Derrière la volonté d’accompagner les « bifurqueurs », il y a une plus grande ambition : réformer l’enseignement supérieur, transformer les pratiques des entreprises et bousculer la vie politique.
dans l’hebdo N° 1715-1719 Acheter ce numéro
Tout a commencé en 2018, par un simple manifeste. Un texte énonçant clairement le paradoxe dans lequel se trouvent des milliers de jeunes actifs ou encore étudiants : « Le système dont nous faisons partie nous oriente vers des postes souvent incompatibles avec le fruit de nos réflexions et nous enferme dans des contradictions quotidiennes. » Des mots qui appellent surtout à « inciter tous les acteurs de la société – les pouvoirs publics, les entreprises, les particuliers et les associations – à jouer leur rôle dans cette grande transformation et à mener les changements nécessaires vers une société enfin soutenable ». Le message est clair : les lignes doivent bouger et les jeunes veulent être l’un des moteurs de ce changement. Lancé par des élèves de Polytechnique, le manifeste fait tache d’huile. 33 000 étudiants issus de 400 établissements de l’enseignement supérieur le signent. À la suite de quoi se crée un collectif. Son nom : Pour un réveil écologique.
Depuis, les associations, organisations ou collectifs qui se donnent pour objectif d’éveiller les consciences climatiques ont fleuri. Tous affichent le même but : aider les jeunes à trouver une plus grande adéquation entre leur vie professionnelle et leurs engagements personnels. « Nous donnons des retours d’expérience et des conseils aux personnes encore en études supérieures qui essaient de trouver un emploi qui pourrait être cohérent avec leurs valeurs et leurs convictions. Nous accueillons et accompagnons leur réflexion, explique Cyril Cassagnaud, élève ingénieur en chef à l’Institut national des études territoriales, passé par Sciences Po, et membre de Pour un réveil écologique depuis 2019. Et pour les jeunes actifs installés au sein d’une entreprise, nous fournissons des outils pour qu’ils puissent agir de l’intérieur et créer un collectif ou en rejoindre un existant déjà au sein d’une organisation. L’objectif est qu’une intelligence collective se crée. » En bref, il s’agit avant tout d’accompagner ceux qui veulent emprunter un autre chemin professionnel que celui qui leur était destiné.
Même son de cloche du côté du collectif Effisciences, fondé par des étudiants des écoles normales supérieures (ENS), qui aide les jeunes chercheurs et ceux qui le deviendront à trouver des champs de recherche en accord avec leurs convictions écologiques. Le moyen : une cartographie des axes de recherche « pour permettre à un étudiant qui s’intéresse à un sujet de trouver un stage ou un directeur de thèse », explique Tom David, membre du collectif. Et toujours la même ligne directrice : aligner la recherche sur « les problèmes prioritaires de la société » et ne plus enfermer les étudiants dans les parcours rigides de l’enseignement supérieur. « Est-ce que la recherche est en ordre de bataille par rapport à la situation environnementale ? On est loin du compte », constate-t-il.
À Plouray, dans le nord-est du Morbihan, La Bascule Argoat s’est installée dans l’ancienne blanchisserie d’une abbaye prêtée par la congrégation de Saint-Joseph de Cluny. « On a monté une association qui va réellement s’occuper des solutions », affirme Aurélien Vernet, membre de ce collectif depuis sa création, fin 2019, et ancien collaborateur parlementaire au Sénat. L’association accueille des « bifurqueurs » « plutôt jeunes et issus de classes moyennes aisées et éduquées, de partout en France ». Au programme : la rénovation du bâtiment et l’adaptation à un mode de vie plus sobre, en autogestion et le plus écologique possible. Mais pas seulement. Car « nos actions vont de la coopération avec les institutions jusqu’au soutien à des collectifs de désobéissance civile ». La coopération ? « En participant au conseil de développement du pays Centre Ouest Bretagne ou en travaillant sur le schéma de cohérence territoriale. » En clair, chercher à avoir un impact sur le système. « Mais il arrive que les élus fassent un peu la gueule. On leur explique ce qu’il faut faire et ce qu’ils ne font pas. Et on leur montre aussi qu’on est capable de ne pas respecter la loi », dit Aurélien Vernet en riant un peu.
Réveiller l’action publique
L’ambition de ces collectifs va au-delà du réveil des consciences et de l’accompagnement des transitionneurs. À coups de tribunes dans la presse, d’interventions médiatiques, de rencontres avec les décideurs économiques ou politiques et de négociations avec les établissements du supérieur, ils veulent imprimer leur marque sur la société dans laquelle ils vivent.
Servir l’intérêt général plutôt que d’aller dans le privé pose la question du revenu universel.
À l’image de La Bascule, Pour un réveil écologique a travaillé auprès des institutions et des pouvoirs publics. Un appel à la formation des députés par des scientifiques, membres du Giec ou du Haut Conseil pour le climat (HCC), durant trois jours à la fin du mois de juin, un plaidoyer adressé à tous les candidats se présentant à la présidentielle : l’association phosphore pour bousculer la classe politique. Récemment, elle a envoyé un rapport intitulé « Pour un réveil écologique de l’action publique » à Emmanuel Macron et à Élisabeth Borne, ainsi qu’à l’ex-ministre de la Transition écologique, Amélie de Montchalin, et au ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Stanislas Guerini. Le texte comporte 27 propositions telles que la création d’une autorité de préservation des limites planétaires, pour contrôler l’action publique en matière environnementale ou l’évaluation obligatoire des impacts écologiques des institutions publiques dès 2023.
Demain, les équipes ministérielles et les cadres de la fonction publique seront formés « aux évolutions des problématiques environnementales et à leur intégration dans l’élaboration des politiques publiques », a affirmé Élisabeth Borne, lors de la remise du rapport annuel du HCC. Là encore, Pour un réveil écologique est de la partie puisque l’association a formulé des propositions aux équipes en charge de la conception de ces formations et échange avec eux depuis cette annonce.
Au sein de La Bascule, les résidents sont bénévoles à mi-temps et « tout le monde a choisi d’arrêter de travailler pour de l’argent, explique Aurélien Vernet. On trouve plus de sens dans ce que nous réalisons, au service de l’intérêt général, que dans le secteur privé. Ça pose la question du revenu universel ».Une licenciée de géographie et d’aménagement du territoire, un diplômé des Beaux-Arts, une ancienne commerciale, un ancien ingénieur en procédés industriels… Tous ont changé de chemin pour se consacrer à un mode de vie qu’ils estiment plus responsable vis-à-vis de l’environnement. Le propos politique est au cœur de ces organisations.
Changement de programmes
La pression est mise aussi sur les établissements de l’enseignement supérieur. D’autant plus que la marge de progression est grande. Seulement 11 % des formations comportaient des cours obligatoires sur les enjeux climatiques et énergétiques en 2019, selon un rapport du Shift Project, l’association du très médiatique ingénieur Jean-Marc Jancovici. L’Essec, l’École polytechnique et l’ENS de Rennes ont récemment annoncé vouloir changer leurs programmes pour proposer à leurs étudiants des cours sur les enjeux climatiques. L’Insa, un groupe de huit écoles d’ingénieurs françaises, travaille actuellement avec le Shift Project pour modifier sa formation. L’université Clermont-Auvergne proposera à la rentrée un module pluridisciplinaire d’initiation aux enjeux environnementaux et sociétaux de vingt-quatre heures. De petits pas pour ces associations, qui ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. Car il n’y a pas que des signaux positifs : l’École polytechnique, vivier de l’association Pour un réveil écologique, avait autorisé le géant Total à installer un centre de recherche et d’innovation en 2018 avant que ce dernier y renonce au début de l’année 2022 devant la colère des élèves et des ONG.
La volonté de faire évoluer les formations est dans l’ADN du collectif Effisciences. Dès septembre, à l’ENS Paris Saclay, auront lieu un cycle de conférences, des interventions et un groupe de lecture sur l’environnement auquel les étudiants pourront s’inscrire et obtenir des crédits ECTS. Comme dans tous les autres enseignements. Le fruit de longues discussions entre l’école et ces étudiants engagés. « Et on ne va pas s’arrêter là : les discussions reprendront dès la rentrée de septembre avec les quatre autres ENS », annonce Tom David. La jeune association veut avoir une influence sur les programmes enseignés.
Avec la création d’un « grand baromètre de la transition écologique », sorte d’enquête nationale sur la prise en compte de l’écologie dans l’enseignement supérieur, Pour un réveil écologique a constaté que seuls 15 % des établissements d’enseignement supérieur se déclarent prêts à former leurs étudiants à ces enjeux. L’association a bûché au sein du groupe de travail animé par Jean Jouzel, dont le rapport remis le 8 juillet 2020 à l’ancienne ministre Frédérique Vidal portait sur l’insertion de l’enseignement de la transition écologique au sein des établissements de l’enseignement supérieur. Un rapport qui fixe comme objectif de former « 100 % des étudiants de niveau bac+2, quel que soit leur cursus, d’ici cinq ans ».
L’économie aussi
Le lobbying de ces organisations s’exerce aussi au sein du monde économique. « Nous voulons peser sur les entreprises et les décideurs. Nous ne souhaitons pas travailler pour des organisations qui ne mettent pas au cœur de leur stratégie les enjeux environnementaux, annonce Cyril Cassagnaud. Ce n’est pas un chantage : nous sommes l’avenir des entreprises et nous affirmons que nos talents iront vers les employeurs les plus vertueux. »
Le transport, le luxe, la grande distribution, l’industrie… Pour un réveil écologique a rencontré les dirigeants et les recruteurs des grandes entreprises pour « comprendre leur fonctionnement et les pousser à faire évoluer leurs pratiques ». Les cent plus grandes entreprises françaises, tous secteurs confondus, ont répondu au questionnaire concocté par l’association au sujet de leur politique écologique. Mais « on cible particulièrement la finance », assure Cyril Cassagnaud. Une activité ayant une empreinte très importante sur l’environnement. Signe que le secteur privé est aussi l’un des champs de bataille de ces collectifs.